Méfiance Il regarde le jeune homme, le jauge. Va-t-il lui faire confiance et le prendre avec lui ? Il est déjà 19 h, quand Mahfoud claque la portière de sa camionnette et démarre. Il aurait voulu attendre le lendemain pour retourner à Sétif, mais son patron a besoin du véhicule tôt le matin pour s?approvisionner au marché de gros. Il fait très froid et l?homme a remonté sur sa tête le capuchon de sa kachabia en poils de chameau, dont il ressent avec satisfaction la douce chaleur. Seules ses mains restent glacées, crispées sur le volant. La route est longue de Tipasa où, la veille, il avait transporté la dépouille mortelle du beau-frère de son patron, décédé à Sétif dans un accident de voiture. De temps en temps, en prenant les virages, il entend le cercueil vide cogner contre les bords de la camionnette, et Mahfoud songe en déclarant : «J?aurais dû l?attacher, il va se casser !» La route est monotone dans la nuit, mais suffisamment encombrée pour que le conducteur reste vigilant, doublant les poids lourds aux bennes recouvertes de bâches, pleines à craquer de marchandises. De temps en temps, sortant de la nuit, les lumières aveuglantes des phares des véhicules venant en sens inverse, le font cligner des yeux et Mahfoud ne peut se retenir de grogner un juron. Parfois, profitant du dégagement de la route, un énorme semi-remorque le double, roulant un moment à sa hauteur, imposant, presque menaçant, et Mahfoud, dépité, diminue sa vitesse et serre à droite, à quelques centimètres du bord de la route? A la sortie de Blida, il s?arrête un court instant au café de Nourredine «le gros», connu des camionneurs car son petit restaurant reste ouvert jusqu?au matin, toutes ses lumières sont allumées dans la nuit, comme un phare chaleureux. Mahfoud avale un casse-croûte aux merguez et sirote un café-presse bien chaud, qui le réconcilie avec le monde entier. ? Tu vas à Bordj, khô ? lui demande un jeune homme qui vient s?asseoir à sa table. Mahfoud lui lance un coup d??il critique. Le jeune homme à l?air amical, reprend : ? Je dois absolument être à mon travail demain matin, sinon, je serai viré? ? Mais que fais-tu ici, lui demande Mahfoud, pour le sonder. ? Affaires familiales ! Il n?en dit pas plus. Mahfoud, sur le point de refuser, se ravise. ? D?accord, mais monte à l?arrière et accroche-toi bien? Attention, il y a un cercueil. ? Sans problème. ? Quel est ton nom ? ? Abderrahmane? Tu veux un autre café ? ? Moi, c?est Mahfoud, de Sétif ! Merci, on y va ! (à suivre...)