Certes, le plat était excellent, délicieux, son bon fumet titillait nos narines, mais nous n'avions hélas pas le cœur aux plaisirs du palais, et les bouchées ne passaient pas dans notre gorge. Seul Sid Ali, dont le caractère insoucieux était légendaire, avait pu se régaler à l'envi. Et tout en faisant honneur à la bonne chère, ce dernier nous incitait à prendre exemple sur lui : «Allons donc, qu'est-ce que vous avez à faire cette tête, mes frères, mangez donc, et soyez sans souci, nous allons réussir, In cha' Allah», nous disait-il entre deux solides cuillerées de couscous fumant qu'il enfournait dans sa bouche... Nous envions sa bonne humeur, sa gaieté, sa joie de vivre, son caractère simple et sans manières, sa façon de ne voir que le bon côté des choses de l'existence. Mais de là à pouvoir l'imiter, il y avait tout un monde. Enfin, vers les coups de 17 heures, nous avons quitté notre refuge pour aller attaquer la ville de Marengo. Pour cela, il nous fallait marcher pour le moins 800 mètres totalement à découvert et en plein cœur de la ville. Entièrement vêtus de noir, nous avancions en file indienne. Les gens que nous croisions dans la rue fixaient sur nous des regards stupéfaits, n'en croyant pas leurs yeux. Tous les civils fermaient les portes et les fenêtres de leurs maisons. Intrigué par le comportement insolite de la population, je me retournais, et ce qui apparut à mes yeux incrédules m'expliqua rapidement les raisons de la réaction apparemment étrange des habitants, suscitant en moi une rage sourde ! Tout ce cirque (puisque c'en était vraiment un, et de taille !) était dû à l'impétueux Sid Ali, qui n'avait pas trouvé mieux à faire que de se mettre à jouer avec ses deux revolvers, qu'il faisait tourner dans ses mains, entre le pouce et l'index, à la manière des pistoleros dans les films westerns. Je lui dis : «Sid Ali, arrête donc de faire le fou, et cache vite ces armes !» Sid Ali avait un courage de fer, une intrépidité hors du commun et ce n'était nullement par esprit de fanfaronnade qu'il se comportait ainsi ; c'était un brave, d'une trempe rarissime qui méprisait le danger, un combattant né. Durant notre parcours, nous devions tourner à l'angle d'une rue située juste à 50 mètres de la brigade de gendarmerie pour pouvoir ensuite déboucher sur l'avenue principale du centre-ville, qui devait être le théâtre de notre opération. Sitôt parvenus au coin de la grande avenue, Mohamed Allouane et Ali Fettaka avaient tout de suite viré sur leur gauche, se dirigeant vers le magasin de Fitoussi qu'ils devaient incendier. Sid Ali traversa la rue pour me rejoindre en passant devant la poste. Quant à moi, ayant tourné à droite, je marchais tout droit vers la terrasse de la brasserie d'Alexis, où je devais lancer ma grenade. Nous nous sommes retrouvés au beau milieu de la terrasse, tout près du salon de coiffure, mitoyen de la brasserie. La terrasse grouillait de toute une faune de consommateurs : civils français et algériens, soldats et légionnaires. A l'intérieur de l'établissement, outre le patron Alexis et deux serveuses, il y avait également autour du bar des militaires, des civils français et deux employés musulmans. Sid Ali vint tout de suite me rejoindre et me souffla à l'oreille : «Si Cherif, la patrouille !» Surpris, je lui demandais : «Où donc se trouve-t-elle ? — Devant l'entrée du jardin public», me répondit-il. Fierté des colons locaux, le jardin d'essais de Marengo se voulait une très modeste réplique du jardin d'acclimatation du Hamma à Alger ; il se trouvait en effet à 150 mètres à peine du lieu où nous étions. Je lui répondis : «Aussitôt que la patrouille se trouvera devant la poste, tu m'en alerteras.» (à suivre...)