La nuit tombe vite en cette journée du mois d'avril. Le ciel est bas et les giboulées de mars s'attardent au-dessus de la cité des Tilleuls. Malgré ce nom qui évoque la nature, les tilleuls sont rares dans la cité : quelques maigres représentants au milieu de pelouses pelées et jonchées de canettes de bière et de papiers gras. Sur les murs de la cité des graffitis en forme de signatures mystérieuses sont censés rappeler l'existence de groupes bizarres aux intentions nébuleuses : Fonzy, Grifman, 0K700... Tout le monde s'en fiche. Tout le monde et surtout Maurice Soulemard. Maurice est un peu au bout du rouleau. En tous les cas, il est dans un tunnel. Pas de lumière à l'horizon. Un petit F2 dont les papiers peints se décollent lentement des murs humides, une salle d'eau que personne n'a vraiment récurée depuis des années, des parquets ternes et une cuisine assortie. Là, Maurice traîne sa misère de RMlste sans autre espoir que celui de finir un jour à l'hôpital. A moins que quelqu'un là-haut n'ait pitié de ses pauvres os qui lui font mal et ne le fasse succomber à une crise cardiaque ou à un accident de la circulation peut-être. Oui, mais alors que deviendrait Filoche ? Grave question ! Filoche non plus n'a pas eu de chance de toute évidence. C'est un caniche d'un âge incertain. Maurice l'a trouvé attaché à un arbre dans la forêt, au mois de juillet, il y a deux ans. Le pauvre animal semblait mourir de faim et de soif. Il avait des herbes folles un peu partout dans son poil frisé et il s'est mis à montrer les dents quand Maurice s'est approché pour détacher le fil de fer qui lui ôtait toute chance de recouvrer sa liberté : — Alors, pauvre bestiole, tes gentils parents t'ont attaché pour être libres de partir en vacances ? De beaux salauds, tes parents ! Et si tu venais avec moi pour me tenir compagnie ? Allons, gentil, gentil chien, on ne mord pas Maurice. Maurice aussi, il a eu des tas de malheurs dans sa vie. Maurice aussi, on l'a abandonné, une vraie salope qui se nomme Anne-Marie et qui est partie avec les économies pour vivre sa vie avec un garçon boucher. Un Portugais, même pas un Français. T'es pas Portugais, toi au moins ? Il manquerait plus que ça ! Le caniche grogne un peu mais le fil de fer l'entrave si étroitement qu'il n'est pas libre de mordre Maurice, lequel en profite pour lui caresser le dos. Ensuite, il le gratte derrière les oreilles en lui parlant doucement, gentiment. Le caniche se calme. Maurice, avant de le libérer, apporte de l'eau dans une barquette de plastique qui traîne par là. Reste d'un pique-nique abandonné par des amoureux peut-être. Ces amoureux en tout cas sont de beaux cochons, comme les trois quarts de l'humanité : c'est ce que pense Maurice. Le chien lape bruyamment l'eau recueillie dans un ruisselet tout proche. Maurice se souvient qu'il a un reste de sandwich dans sa poche et le chien fait un sort au «jambon-beurre». Maurice retire alors la ceinture de sa gabardine défraîchie et en fait une laisse attachée au collier du chien. Collier sans plaque évidemment, chien sans tatouage apparemment. C'est ainsi que le chien se laisse emmener par cette âme compatissante même si le bon Samaritain est peu reluisant, mal rasé, mal habillé, maigre à faire peur et affublé de lunettes consternantes. Arrivé chez lui, Maurice cherche un nom pour le caniche et il finit par le nommer Filoche. En quelques jours, Filoche sait répondre à son nom. Tous les caniches sont réputés pour leur intelligence et leur imagination. — Allez, Filoche, t'as pas envie de pisser ? Je sais bien, il pleut, mais c'est pas grave. Quand on rentrera, je te frictionnerai un bon coup ! Allez, on y va ! (à suivre...)