Bernie, tu m'aimes ? Bernie ne répond pas. Il grogne un peu comme les ours qui doivent rôder dans les bois alentour. Sandra insiste : — Bernie, dis-moi que tu m'aimes ! — Lâche-moi un peu, tu veux ? Qu'est-ce que tu veux ? Tu n'es pas contente ? Hier soir tu n'avais pas l'air de te poser tellement de questions. Bernie prend son air des mauvais soirs. Et il se verse un grand verre de whisky canadien. Il commence à faire les cent pas dans le living-room. Machinalement, il lance un coup d'œil sur le fusil de chasse qui est accroché au mur. — Allez, Bernie, sois mignon ! Fais-moi plaisir , dis-moi gentiment : «Sandra, je t'aime !» Ce n'est pas si compliqué. Et ça me rendrait tellement heureuse. Bernie se jette dans un des fauteuils de cuir et pose son whisky sur la table basse. Immédiatement, une boule de poils blancs lui saute sur les genoux : c'est Ramina, la chatte de la maison. Elle aussi a besoin de tendresse, comme Sandra. Or, Ramina ne réclame rien. Elle se blottit dans l'ouverture du blouson de cuir de Bernie et se met à ronronner, béate. Bernie caresse la chatte aux longs poils et lui murmure à l'oreille — Toi, au moins, tu ne réclames rien. Et puis, toi, tu n'as pas quarante kilos de trop. Et puis tu n'as pas cinq mômes sur les bras comme ta maîtresse. Toi, je t'aime sans que j'aie besoin de le dire. Mais Sandra n'entend pas ce que Bernie souffle à l'oreille rose de la chatte. Elle a peut-être un verre de trop dans le gosier. Toujours est-il que Sandra se jette au cou de Bernie. Ou plutôt elle se laisse lourdement tomber sur lui. Du coup, Bernie, Sandra, le fauteuil de cuir et Ramina basculent les quatre fers en l'air. Le whisky inonde le plancher. Ramina est partie se réfugier sous le buffet. Bernie se remet vite sur ses pieds et décroche le fusil. Sandra, affalée sur le plancher, pleure et rit tout à la fois : — Dis-moi que tu m'aimes, Bernie, sinon je te fous à la porte. Tu pourras toujours aller te bâtir une cabane dans les bois... Elle n'entend pas le bruit caractéristique que fait un fusil qu'on arme et continue en hurlant de rire : — D'ailleurs, avec les cornes que je te fais porter tu trouveras facilement à te caser dans un troupeau de caribous... C'est le dernier mot que Sandra aura l'occasion de prononcer en ce bas monde. Le soir même, quand les cinq enfants de Sandra rentrent à la maison après l'école, ils s'étonnent de ne pas voir leur chère maman. Bernie n'est pas là non plus. Ramina dort tranquillement non loin du poêle. Au moment de mettre le couvert, l'aîné, Nathaniel, remarque : — Tiens, maman a lavé le plancher à grande eau. C'est bizarre, elle ne fait jamais ça le jeudi. — Peut-être qu'elle a renversé quelque chose. — Ça doit être ça, même le tapis a été lavé. — Mais oui, il est en train de sécher derrière la maison. Les enfants se mettent au lit après avoir fait un festin de hamburgers et de crèmes glacées. Bernie revient au milieu de la nuit et se met au lit, seul. Personne, le lendemain matin parmi les enfants de Sandra, ne songe à lui poser de questions indiscrètes. Bernie, en tant que pseudo-père de famille, est plutôt du genre à vous pocher un œil en guise de réponse. Au moment du petit déjeuner, il raccroche son fusil au mur du living. Puis, il annonce : — Votre mère est partie hier soir pour... Montréal ! — Ah bon ! Mais elle devait me conduire aujourd'hui chez le dentiste. Pour changer mon appareil. Qu'est-ce que je vais faire ? Elle a pris le Dodge ? — Oui, elle a pris le Dodge ! — Et elle a dit quand elle pense revenir ? — Aucune idée. (à suivre...)