Ce soir, la foule des grands soirs se presse à l'Hippodrome. Toute la ville parle de l'attraction qu'il faut avoir vue : — Elle est absolument sensationnelle. Je ne connais aucun cavalier capable d'exécuter un tel numéro ! Les robes froufroutantes et les queues-de-pie se pressent avec impatience pour profiter du spectacle, pour admirer la «femme centaure» qui force l'admiration tant par sa beauté que par le romantisme de sa vie personnelle. Jenny Weiss, puisque tel était le nom de jeune fille de la vedette de l'Hippodrome, est née à Breslau. Elle vit l'enfance tranquille d'une jeune fille de la haute bourgeoisie jusqu'à ce que la tragédie franchisse le seuil de cette vie douillette. Sa mère a disparu voici quelques années déjà, quand son père, qui est banquier, s'est retrouvé ruiné par un krach. M. Weiss père ne trouve pas d'autre issue à son déshonneur que de se tirer une balle de pistolet dans la tête. Jenny, qui vient d'avoir 17 ans, se retrouve en voiles de deuil et couverte de dettes. Dans cette famille distinguée, on hébergeait deux parentes pauvres. Jenny cherche la solution : — Que pourrai-je bien faire pour subsister ? De l'aquarelle ? Mon talent est mineur. Du chant ? Je chante juste mais j'ai peu de technique. Gouvernante dans une famille ? Mes gages ne suffiraient pas à entretenir ma maisonnée. Au fond, ce que je fais le mieux, selon le capitaine Hoffmann, c'est de monter en amazone. Peut-être que... Le capitaine Hoffmann s'avoue incapable de faire accéder Jenny au rang d'écuyère internationale mais il suggère de s'adresser au professeur Gaike, un spécialiste de la haute école. Celui-ci, convaincu par une démonstration que lui fait Jenny, accepte de prendre son destin de cavalière en main. Au bout de trois ans de manège, de sauts, de cabrioles, Jenny, de l'avis de son professeur, est digne de paraître devant un public choisi. C'est un succès et les premières pièces d'or tombent dans sa bourse. Il était temps. — Si je veux faire une carrière, se dit Jenny, il faut que je fasse l'acquisition de chevaux capables d'exécuter les figures les plus difficiles. Avec ses premières pièces d'or Jenny monte son écurie : trois chevaux superbes, un coursier russe, un anglo-arabe et un étalon. La chance semble enfin lui sourire car elle reçoit une proposition d'exhibition dans un cirque d'Estonie. Mais ce froid pays, en dehors de son soleil parcimonieux, lui réserve une mauvaise surprise : le cirque qui l'accueille est sordide, le chapiteau rapiécé et le public d'une rusticité calamiteuse. Au bout de quelques jours, le directeur avoue qu'il ne peut honorer le contrat qu'il a signé : — Ma chère mademoiselle Weiss, la situation est grave mais pas désespérée. Si vous avez vraiment besoin d'argent, je peux vous proposer... de vous acheter votre étalon arabe. Jenny perd un de ses chevaux favoris mais avec les deux autres, elle peut honorer une autre proposition que lui a faite le cirque italien de Saint-Pétersbourg. Comme elle a bien fait de s'entraîner durant trois ans ! Jeune, jolie, élégante, audacieuse, souriante, Jenny conquiert le public russe. Princes, ducs et grands-ducs sont à ses pieds et lui offrent diamants, rubis et perles. Elle tient salon et reçoit poètes, militaires et artistes. Les corbeilles de fleurs rares s'accumulent et dans beaucoup de ces fleurs elle découvre, un peu enivrée par le succès, des propositions de mariage inespérées. Que de géants blonds et barbus lui offrent de devenir princesse et d'être reçue dans l'intimité des tsars Jenny se donne le temps de réfléchir. Mais ses rivales en amour et en cavalerie passent à l'action. Un de ses chevaux disparaît juste avant une représentation. Jenny doit se résoudre à s'exhiber tant bien que mal sur une ganache qu'on veut bien lui prêter. (à suivre...)