Réalité n Les dalits d'Alger demeurent ignorés, comme les intouchables indiens, qui n'ont pas eu leur place pour n'avoir pas été classés dans le schéma social de l'Inde. Retour à la rue Larbi Ben M'hidi où, par endroits, les trottoirs sont rétrécis, parfois complètement défoncés, à cause d'une urbanisation anarchique. Après quelques centaines de mètres, la grande et imposante statue en bronze de l'Emir Abdelkader s'invite au regard. A proximité, un restaurant portant l'enseigne d'une très grande chaîne de restauration rapide offre un nouveau visage à cette rue. Les clients se bousculent et les quelques places de la terrasse sont occupées depuis un moment déjà par des clients, visiblement des habitués. Quelques pas plus loin, et on entre dans le domaine des dalits, une catégorie de personnes que tout le monde voit chaque jour sans jamais essayer de les approcher ou les comprendre. Mal habillés, été comme hiver, tout le temps malades, sales, méprisables et misérables, ils sont des «intouchables». Exceptionnellement, ils agressent les passants en proférant des injures... Ils parcourent quotidiennement, et sans jamais se fatiguer, des distances qu'on a peine à imaginer. Ils ne demandent pas l'aumône mais quand on leur donne des pièces, ils ne les refusent pas. Ils se tiennent souvent aux abords des restaurants, pizzerias et autres cafés dans l'espoir de se voir offrir de quoi calmer leur faim. A la rue Larbi Ben M'hidi, ils sont nombreux à errer à longueur de journée, le regard hagard, ne paraissant pas en possession de tous leurs moyens. Quand ils ne marchent pas, ils sont soit assis, soit accroupis ou allongés à même le sol. L'été est pour eux le meilleur moment de l'année, car enveloppés de cette chaleur à défaut de celle humaine qui leur fait tant défaut. La nuit, ils dorment à la belle étoile sans redouter les basses températures, qui les fait souffrir en hiver. En face du Musée des arts modernes et contemporains, le Mama, un vieux dont la misère trahit l'âge, a élu domicile devant un local fermé. «Il est là depuis... on ne sait pas quand !», nous apprend un commerçant. Ce vieux dalit, accompagné d'un enfant d'à peine dix ans, interpelle les passants avec une formule claire sur un ton monotone : «Offrez-moi et à mon fils un dîner ! Offrez-moi et à mon fils un déjeuner», répète-t-il tout au long de la journée, comme une chanson apprise par cœur. De temps à autre, des passants touchés par cette image de désolation, surtout celle d'un enfant livré à la rue, lui offrent des pièces de monnaie qu'il prend sans hésitation tout en exprimant sa reconnaissance. D'autres lui paient des sandwichs, de l'eau et des aliments frais. «Mais ce n'est pas le bonheur ! Il leur arrive de rester toute une journée sans manger, à jeun, car personne ne leur donne rien», ajoute ce commerçant. A la nuit tombée, ce dalit déploie sur le sol une couverture et prend son fils entre ses bras pour, une fois de plus, dormir, dans la rue, à la vue de tous. Tout en espérant qu'un jour leur situation prendra une autre tournure, les dalits d'Alger demeurent ignorés comme les intouchables, une caste indienne qui n'a pas d'existence propre car non classée dans le schéma social de l'Inde.