Dans le Paris de la Belle Epoque, c'est-à-dire aux environs de 1900, la vie est belle. Elle est belle en tout cas pour ceux qui ont de l'argent. Et pour ceux qui sont en bonne santé comme chacun sait. Victorien Sardou, l'immortel auteur de l'immortelle Madame Sans-Gêne, fait partie de ces deux catégories. Ce soir, un dîner extrêmement élégant réunit quelques grands noms du Paris littéraire et nobiliaire. Quelques actrices, quelques militaires, quelques banquiers, une douzaine de personnes tout au plus. L'ambiance n'est pas au grand cérémonial et la conversation va bon train. Victorien Sardou est l'invité d'honneur et on attend de sa part un discours qui restera dans les mémoires. M. Sardou, après les hors-d'œuvre et les poissons, se dit qu'il est temps d'intervenir avant que les vins capiteux et les volailles délicieuses ne commencent à endormir les convives. Il se lève donc et, pour obtenir un peu d'attention, saisit le couteau d'argent à portée de sa main et s'en sert comme d'un petit maillet pour frapper le verre de cristal qui, devant son assiette, contient un bordeaux 1880. Mais le coup que donne Sardou sur le verre a dû être porté avec un peu trop de nervosité. Alors que Sardou s'apprêtait à dire : «Mes amis, je réclame un peu de votre aimable attention...», il fait une grimace désolée. La maîtresse de maison vient d'assister à la fin d'un de ses plus beaux verres. Une pièce du service qu'elle a reçue pour son mariage. Le verre est en miettes et le service est dépareillé. En voyant le désastre, elle pense immédiatement : «Je n'ai plus qu'à écrire à Baccarat pour en commander six autres.» Le verre de M. Sardou, on le sait, était plein d'un magnifique mouton-rothschild 1880 et ce nectar précieux se répand sur la nappe de batiste blanche brodée à la main par les sœurs d'un couvent d'Alençon. La maîtresse des lieux, si elle a reçu une éducation parfaite qui lui interdit de laisser voir sa contrariété, est cependant au courant de toutes les astuces qui permettent de limiter les dégâts, d'empêcher qu'une maladresse ne se mue en catastrophe. C'est en tout cas ce qu'elle croit. Elle tend une main gantée de chevreau ivoire vers la salière d'argent. Elle entend la voix de sa vieille nourrice à l'accent berrichon : «Ma petite Adèle, quand on fait une tache de vin rouge sur une nappe, il faut immédiatement la saupoudrer de sel !» Dire adieu à sa nappe ! Il ne manquerait plus que ça : un verre de cristal brisé, une nappe anéantie : M. Sardou a beau avoir de l'esprit comme quatre, il devrait apprendre à maîtriser sa force quand il va en société ! La baronne Adèle de L... tend donc sa main gantée de chevreau vers la salière de cristal et d'argent et, d'un geste décidé, dévisse le couvercle. Puis, sans hésiter, elle inonde la tache rouge de sel. La neige blanche se teinte en rose... Au passage, les invités admirent la finesse des attaches princières de la baronne. Certains, plus au courant que les autres, pensent : «Pour une fille de vignerons, Adèle a une sacrée allure. On ne croirait pas qu'elle est le fumier dont le baron avait besoin pour engraisser ses terres à particule !» Le sel fait à présent un petit monticule juste devant Victorien Sardou. Pour une fois le brillant causeur, un peu rouge de confusion, se trouve sans un mot d'esprit à lancer. Un mot qui serait pourtant le bienvenu pour transformer sa maladresse en morceau choisi de conversation mondaine. Le malheur est que M. Sardou est superstitieux en diable. Enfin ni plus ni moins que quatre-vingt pour cent du gratin parisien. (à suivre...)