Désespoir Cheikh Driss Zolo a décidé de taire sa muse et d?arrêter le métier, lui qui y a consacré sa vie. Ec?uré par l?indifférence des pouvoirs publics à l?égard des artisans traditionnels et la misère qui leur a été imposée de fait par leur rejet des comportements bureaucratiques, le plus prestigieux et maître incontestable de la dinanderie algéroise et nationale, Cheikh Driss Zolo a accepté, non sans difficultés, de nous livrer ses impressions dans ce qu?il a lui-même qualifié de «dernière interview» accordée aux médias. Son refus auparavant de répondre à la demande de la télévision et de la radio pour parler de sa gloire et de la misère de ses semblables n?avait rien de prétentieux. Il exprimait seulement une grande peine et un profond désarroi que cet artiste ressent à chaque fois qu?il aborde le sujet. Il est, d?ailleurs, arrivé au stade de prendre des tranquillisants pour pouvoir dormir, voire pour ne pas perdre la raison tant la tourmente et le désespoir le rongent, étant certain que rien ne peut lui rendre l?espoir «sauf si la volonté politique daigne agir et vite». À moins que sa décision ne soit révocable, M. Zolo a décidé d?être le dernier de la lignée des dinandiers que sa famille a sauvegardée depuis quatre siècles. Né à Beau-Fraisier en 1954, à une époque où l?art et ses détenteurs étaient durement respectés et honorés même par les autorités françaises, ce grand artiste de renommée internationale a toujours vécu modestement à La Casbah qu?il n?a quittée que pour quelques rares sorties à l?étranger. Alors que ses chefs-d??uvre ont fait le tour du monde et ornent les murs des ambassades et des salons d?honneur européens, américains et arabes, il a décidé depuis plusieurs mois de taire sa muse qui lui dictait les plus beaux alliages de céramique et de cuivre jamais conçus de la main d?un dinandier. Des objets qui réunissent finesse et solidité, parée d?une décoration ciselée en céramique colorée incarnant des princes arabes, des femmes buvant leur café ou célébrant quelque belle circonstance. Aujourd?hui, ce sont les photos qui lui rappellent de quelle manière la malléabilité du cuivre répondait à la moindre de ses fantaisies. Des photos qui lui rappellent que ses ouvrages sont dispersés aux quatre coins du monde et qu?il a refusé la proposition de certains pays de rester pour donner libre expression à son imagination. La réputation légendaire de son défunt père, primé à plusieurs reprises par l?administration française, n?a pu faire d?ombre sur le génie de son benjamin qui a atteint aujourd?hui le paroxysme de son indignation. La petite «Ziira» qui exécutait sur des plaquettes de cuivre les formes les plus inédites et les plus inattendues a cessé de frémir au doigté de son maître. Ce dernier est gagné par la mélancolie à la vue de certains disciples de son père, tels Mohamed Ennekache ou Lhachemi Belmira, qui ont agrémenté son génie, finir comme des gueux au coin des rues et tentant de survivre en vendant des bonbons et des cacahuètes. D?autres, blasés par la déception préfèrent rester cloîtrés chez eux, loin de tout ce qui peut raviver leurs blessures. Pourtant, ils ne demandent qu?à transmettre leur passé artistique chargé de plusieurs décennies de maîtrise et d?histoire. Driss Zolo, qui atteste que le niveau d?instruction d?un dinandier ne fait pas sa gloire, mais que c?est sa maîtrise de l?ouvrage qui témoigne de ses aptitudes, ne comprend pas comment les autorités en charge du secteur n?ont pas encore saisi cette donne et qu?elles continuent d?exiger des diplômes pour la confection de la carte d?artisan. «La plupart des maîtres artisans dinandiers sont illettrés et veulent toujours rester à l?écart du casse-tête administratif». Il affirme qu?au Maroc, l?Etat fournit la matière première au dinandier et lui achète l?objet fini pour peu qu?il reste productif. Certains d?entre eux, ajoute M. Zolo, n?ont jamais quitté leur patelin et ne possèdent même pas de papiers d?identité, mais ils vivent et travaillent paisiblement.