Entretien réalisé par Fayçal Anseur Le Financier : Quelles sont les raisons qui ont motivé la création de votre association et quels sont ses objectifs ? Baya Benyahia : L'impression que nous avions, dès le début des années 1990, est que les problèmes des populations en Algérie étaient surtout liés aux difficultés sociales, qui ont suivi l'acceptation par le gouvernement de l'ajustement structurel et des règles du FMI. Comme partout, les premières victimes de la baisse des aides sociales, du chômage et de la paupérisation sont les femmes et les plus démunis. En Algérie, malgré un effort de scolarisation énorme durant les 30 premières années de l'indépendance, les femmes avaient de plus en plus de mal à évoluer dans la société et à participer à l'effort collectif, tout en persistant à gagner leur vie et à protéger leurs familles. La dérive culturelle alliée à l'explosion des violences durant ces années renvoyait de plus en plus les populations (et les femmes en particulier, qui étaient considérées comme une concurrence «déloyale» sur le marché du travail) vers l'espace domestique et un retour à des règles de vie rétrogrades, injustes et inadaptées. Le fait que beaucoup de groupes et d'associations (en Algérie comme ailleurs) se mobilisaient pour la «libération» des femmes et la défense des Droits Civiques et Politiques en ignorant les Droits Economiques et Sociaux. Nous pensions que ces Droits sont indivisibles et qu'il est difficile de s'assumer en toute «liberté», quand on a du mal à survivre, du fait du manque de travail mais aussi des risques physiques. La suite des évènements, en Algérie comme aujourd'hui en Europe et dans le monde, nous a prouvé que nous avions raison. Le désespoir de voir le patrimoine culturel algérien, déjà fortement malmené et ignoré durant la colonisation, délaissé au profit de cultures d'importation (Etats-Unis, Europe, Egypte, Moyen Orient), souvent d'ailleurs réduites plus à des singeries, qu'à une réelle compréhension du fondement de ces cultures, contre lesquelles nous n'avons aucun grief. Pendant ce temps, des femmes et des artisans, des artistes et des universitaires algériens, parfois simplement quelques anciens, témoins d'une société en voie de disparition, tentaient vainement de conserver les vestiges d'une culture algérienne authentique, d'autant plus précieuse qu'elle était diverse (arabe, africaine, phénicienne, berbère, numide, romaine, ottomane, française et même espagnole). Ainsi, c'est en réaction à tous ces évènements et grâce à des rencontres avec des artisanes, parfois complètement analphabètes, que nous nous sommes orientées vers la création d'une association de développement, liée aux activités de femmes et à la préservation du patrimoine. Et les objectifs… Le soutien aux femmes algériennes soucieuses de se réaliser et d'assurer leur autonomie financière, à travers leurs connaissances et leur savoir-faire, la préservation du patrimoine culturel algérien, tangible et intangible, en particulier l'artisanat féminin, porteur d'une histoire culturelle ancestrale, sans manipulation idéologique, de quelque nature qu'elle soit, l'aide à la création et à l'innovation, dont les fondements resteraient patrimoniaux, sont autant d'objectifs que nous œuvrons à concrétiser. Rencontrez-vous des difficultés dans l'exercice de votre travail associatif en Algérie et comment est perçue votre action sur place ? FEDA et les artisanes de notre réseau souffrent de difficultés financières, économiques et surtout bureaucratiques. Nous avons parfois eu et avons encore du mal à réaliser nos projets, en raison d'abus de pouvoir locaux et, dans certaines régions, les artisanes peuvent pâtir du mépris affiché de quelques hommes pour le travail féminin. Nous n'avons jamais été agressées, ni rejetées par les familles ou l'entourage des artisanes, mais certaines d'entre-elles n'ont pas pu participer pleinement aux projets, car leur famille s'opposait aux déplacements (voyages et rencontres au Maghreb, en Europe ou au Moyen Orient, formations, expositions). Certaines femmes n'ont pas pu prendre de responsabilités, mêmes locales, pour des raisons familiales (jalousies, difficultés à s'assumer). Cela est regrettable, mais cela n'a jamais empêché les plus déterminées, même dans des lieux très reculés et enclavés (ksour de Timimoune, Kabylie, région de Sétif), de continuer à s'impliquer, dans la mesure où notre objectif n'a jamais été de leur forcer la main, mais au contraire de les aider à faire leur propre chemin, dans le respect de leurs orientations fondamentales, de leurs traditions et du degré de courage et de désir de changement, dont elles sont capables. Beaucoup de très jeunes filles ont pu ainsi voyager pour assister à des formations ou exposer elles-mêmes leurs travaux. Dans l'ensemble, nous avons l'impression que nos actions sont plutôt bien perçues par les populations ciblées. Curieusement, nous avons rencontré des résistances inattendues dans les milieux les plus favorisés (père commerçant, époux cadre, voire universitaire…) et plus de difficultés dans les grands centres urbains (Alger, Constantine…) que dans les zones désertiques ou rurales. Certaines associations, notamment féministes (et souvent féminines), ont eu à notre égard des attitudes de rejet, considérant sans doute que notre travail ne portait pas assez la défense des libertés. Nous pensons au contraire que la liberté ne peut être imposée, mais qu'elle doit se gagner par l'effort et la lutte quotidienne contre l'asservissement et les préjugés, et cela par les individus concernés eux-mêmes, femmes ou hommes. Pensez-vous que le combat pour l'émancipation de la femme algérienne dépend de sa liberté financière ? L'autonomie financière est une partie importante de l'autonomie tout court. Certes, cela ne suffit pas, mais se battre pour gagner sa vie et celle de sa famille, se battre pour être visible et assumer ses choix, participer à l'effort collectif, souvent subvenir aux besoins de toute la famille, cela vous donne un statut et ne permet à personne de vous remettre en cause. Travailler et aider d'autres femmes à le faire, être convaincue de l'intérêt de protéger son patrimoine et créer ses propres œuvres, n'est-ce pas plus libérateur que de singer d'autres peuples et être enfermée dans une fonction subalterne (même en travaillant) toute sa vie ? C'est aussi la solidarité des groupes de femmes, qui permet de se libérer. Accepter que d'autres femmes accèdent au savoir et au savoir-faire pour s'autonomiser, au lieu d'être leur vie durant au service de l'homme, mais à ses côtés, c'est une forme de libération différente, qui peut se faire en douceur, sans conflit familial et sans donneurs ou donneuses de leçons. Est-ce que votre soutien à ces femmes les aide à améliorer leur statut dans la société ? Ce serait bien prétentieux de le dire ainsi, car chaque personne ne réalise jamais que ce qu'elle porte déjà en elle. Mais notre soutien et celui d'autres femmes du réseau peut certainement aider quelques-unes à mieux révéler leurs potentialités, à mieux affronter les rumeurs et les violences, à mieux se défendre contre les obstacles, à mieux se débarrasser des pesanteurs sociales. De plus, aujourd'hui, vivre de son travail, être économiquement viable, devient bien plus qu'essentiel à l'acquisition d'un statut. Beaucoup de femmes travaillent. Le problème est de valoriser ce travail. Travailler en étant consciente qu'on préserve son patrimoine culturel, comparer ce qu'on fait à ce qui est réalisé ailleurs, se former et apprendre de nouvelles techniques, comprendre que, contrairement à ce qui nous est dit tous les jours, l'effort peut payer: voilà ce qui a donné du tonus à certaines artisanes du réseau, qui ont amélioré leur statut parce qu'elles le voulaient plus que tout. Le statut des femmes n'est pas une abstraction. Il se construit concrètement au quotidien. Il ne se décrète pas, même si la loi peut aider, encore faut-il qu'elle soit comprise et acceptée par tous. Quelle est votre analyse de la situation de la femme dans la société algérienne aujourd'hui. Que reste-t-il à faire ? La situation des femmes dans le monde est encore loin d'être idéale. Il suffit pour cela de consulter le chiffre des femmes battues, en Europe comme ailleurs, pour s'en rendre compte. Au niveau international, le viol, la prostitution, les mariages forcés, les salaires inférieurs à ceux des hommes à compétences égales, les violences de toutes sortes, sont là pour nous prouver que rien n'est plus dur à surmonter que les inégalités homme-femme, sauf peut-être le racisme, l'injustice sociale, le mépris incommensurable des riches et des nantis pour la misère, l'exploitation des êtres humains par d'autres êtres humains… la raison du plus fort. La société algérienne souffre de ces maux aussi. Mais nous sommes convaincues que les femmes d'Algérie sont fortes et déterminées, sans doute parce qu'elles ne savent pas faire autrement. En Algérie, le sort des femmes et des hommes dépend d'une meilleure répartition des richesses, d'une meilleure connaissance de soi. L'histoire de ce pays n'a été qu'une longue suite de luttes et de combats contre les invasions, les occupations et la misère imposée, ce qui a toujours poussé les guerriers en avant, vers le sang et les larmes. Les hommes de ce pays ne sont ni pires, ni meilleurs que les autres. Les femmes leur ont souvent sauvé la mise. Ils le savent. Il faut simplement les aider à s'en souvenir lorsque vient le moment de la décision (vote des lois, nominations, exercice de l'autorité familiale, accès à la visibilité…) et surtout leur apprendre à le dire, en toute humilité. Tout reste à faire, sans doute un peu plus en Algérie, dans le domaine privé, car c'est surtout là que les violences s'exercent. Mais pour faire évoluer ce qui se passe en privé, il faut que la loi s'en mêle parfois, pour imposer des sanctions, lorsque la tentation surgit d'appliquer la raison du plus fort. Avez-vous déjà remarqué qu'une femme ne peut réussir en politique ou dans une entreprise, que lorsqu'elle se comporte de la même manière que la plupart des hommes qui réussissent (autoritaires, menteurs, malhonnêtes, ingrats, violents, égocentriques et parfois voleurs)? Un mot pour conclure ? Juste un souhait: celui de continuer à apporter notre petite pierre à la réparation d'un monde d'inégalités de plus en plus difficile à vivre. FEDA travaille à cela depuis 1994, aux côtés de femmes valeureuses et volontaires, qui nous ont appris autant que ce que nous leur avons apporté. L'espoir d'un monde différent, plus solidaire, fait d'entraide et de compassion, nous a guidées jusque là. Si nous avons semé quelques graines, c'est bien assez pour que cela se poursuive et se consolide. Utopiste? Toujours, car c'est le rêve qui soulève les montagnes. F.A. (1) www.feda-site.org