Dans la foule triste qui traverse le village, il y a soudain un grand cri. Les voitures couvertes de poussière, les charrettes encombrées, les brouettes grinçantes, les bicyclettes croulant sous les valises boursouflées, tout s'arrête. Pas longtemps, tout juste ce qu'il faut pour que s'extraie de la longue cohorte de réfugiés un petit groupe échevelé portant le corps d'une jeune fille. Est-ce un obus, est-ce une bombe ? D'où venait le projectile meurtrier ? On ne le saura jamais. A quoi bon d'ailleurs. Ce qui importe, c'est le résultat : cette jeune fille, allongée dans son sang sur le bord de la route. Sur elle se penche une famille abandonnée de tous. «Et les Allemands qui arrivent ! crie une voix. — Portez-la jusqu'à l'église ! suggère une vieille femme, passant sans s'arrêter. Pendant ce temps, là-haut, sur la colline, surgit un grand animal verdâtre. Formidable, tapi, comme accroupi, le char tourne la tête à droite et à gauche et contemple le spectacle. Il a gagné : se bousculant dans la vallée, la foule grouillante et méprisable s'enfuit en débandade. Ne craignant plus rien ni personne, le grand animal doit rire dans son ventre blindé : partout le long de la frontière franco-belge c'est le même spectacle, le même triomphe, la même gloire. Alors le blindé recule dans le grincement de ses chenilles et rejoint sur la route la meute des chars victorieux et le 1er bataillon de marche des Strosstruppen. Blond, les yeux bleus, la nuque rasée, maigre et pâle sous le casque d'acier, le soldat Hermann Ropp est heureux de frôler ces tôles brûlantes. La veille il a écrit à sa mère : «Ma chère maman, mes bien chers tous. Soyez fiers, demain nous montons en ligne, nous accompagnons les chars : je vais enfin recevoir mon baptême du feu.» Dans le vacarme, Hermann Ropp, dix-neuf ans, descend avec enthousiasme vers ce village presque anonyme où l'attend dans une humble église tout autre chose que la gloire. Cela se passe en juin 1940 au nord de Béthune. Jadis, c'est-à-dire naguère, garçons et filles allaient danser sur la place à l'ombre des tilleuls en fleur. Mais ce matin le tocsin a fait taire les oiseaux qui se sont envolés devant le déferlement des réfugiés. Maintenant, la place est déserte. Une maison brûle et les flammes n'en finissent pas de lécher le mur de la mairie où, hier encore, un communiqué annonçait : «Sur l'ensemble du front, rien à signaler.» L'orage s'est déchaîné si vite que c'est à peine si les villageois ont eu le temps de se mettre à l'abri. Et puis le silence est revenu. Un silence de mort. De-ci de-là quelques villageois têtus qui ont décidé de s'accrocher à leurs biens se cachent derrière leurs rideaux. A l'orée du village, les chars allemands sont arrêtés : ils attendent la piétaille. Dans une maison, un petit garçon qui guettait à la fenêtre d'un grenier se met à crier : «Les voilà !» C'est vrai ; ils arrivent dans un nuage de poussière. Le premier bataillon de marche des Strosstruppen débouche sur la place avec d'étranges regards. Comme Hermann Ropp, qui croit vérifier autour de lui combien ses maîtres avaient raison lorsqu'ils affirmaient que le courage et la vertu donnent la victoire. Tous ces gens que la facilité a pourris, à demi dissimulés dans l'encoignure des portes, ont désormais peur d'Hermann Ropp. «Vorwärts für Hitler und Reich !» a écrit Hermann sur la première page de son journal de campagne dans lequel il s'apprête à raconter une chevauchée fantastique. Ce journal, il l'a commencé il y a trois jours. Il doit aujourd'hui en écrire la quatrième page. (A suivre...)