Au bout du quai sinistre de la gare de Forbach en Alsace, un rouquin en manteau gris descend d'un wagon de seconde classe, une petite valise de carton bouilli à la main. En 1951, on n'utilise pas encore le plastique pour fabriquer les bagages bon marché. La poignée est rafistolée avec de la ficelle Au concierge, il donne comme identité : «Philippe Gobineau, trente-huit ans, voyageur de commerce.» Il s'appelle bien Philippe Gobineau, il a bien trente-huit ans, mais il est en réalité détective privé. Il est venu à Forbach pour mener une enquête qui restera longtemps un modèle du genre. Arrivé à Forbach il y a moins d'une heure par le train de Paris, le détective interroge le garçon du restaurant La Salamandre. «Vous connaissez M. Finkel ?» Le garçon évasif et falot qui sert rapidement la choucroute garnie demande à voix basse : «L'entrepreneur du Pruch ? — Il est entrepreneur, oui, mais qu'est-ce que c'est le «Pruch» ? — Le Pruch, c'est un faubourg à quatre ou cinq kilomètres d'ici. — Je croyais que les Finkel habitaient dans Forbach. — Oui, ils habitent à côté, mais leur entrepôt est au Pruch. — Vous les voyez quelquefois ?» Le garçon est de plus en plus évasif. «Autrefois, dit-il, mais plus maintenant. — Pourquoi ?» Le garçon ne répond pas ; il est déjà loin. Au bureau de tabac, la caissière fronce les sourcils lorsqu'elle entend parler de M. Finkel et de son fils. Celui-ci aurait tué il y a deux ans un malheureux ouvrier italien avec le camion de son père. Mais il y a plus grave : «Le garçon ne s'est même pas arrêté, explique la caissière, et le pauvre homme est mort, en laissant une femme enceinte.» Sur le même sujet, la libraire est plus catégorique : «Laisser un garçon de quinze ans conduire un camion sans permis de conduire, c'est une chose. Mais refuser la responsabilité de l'accident qu'il a commis, c'est autre chose. Penser que ces gens refusent d'indemniser la veuve de l'ouvrier italien qu'il a tué, qui a une petite fille de sept mois. Vous ne trouvez pas ça dégoûtant ?» Le soir, après le dîner, le détective privé s'en va discrètement sonner à la villa de M. et Mme Finkel. Une femme, dans une robe de lainage beige, aux yeux clairs et doux, ouvre la porte. «Je suis Philippe Gobineau. — Ah ! Mon mari vous attend.» M. Finkel attendait en effet le détective car c'est lui qui l'avait engagé par lettre, après avoir lu sa publicité dans un journal. Ce grand bonhomme, en costume sombre un peu démodé, avec des chaussures pauvres et pointues, les mains énormes et calleuses, est un ancien ouvrier maçon parvenu à créer sa petite affaire. Mais l'essor de l'entreprise Finkel a été brutalement interrompu il y a deux ans, à la suite du terrible accident dont voici les faits présentés maintenant par M. Ehrahrd Finkel lui-même. Le 7 novembre 1948, il aurait dit à son fils : «Raymond, tu devrais profiter de ce dimanche pour aller repeindre le camion au Pruch.» Raymond avait à l'époque quinze ans. Solide et travailleur, les désirs de son père étaient pour lui des ordres. Malgré sa jeunesse, Raymond savait déjà faire beaucoup de choses. Notamment et bien qu'il n'ait pas de permis de conduire, il pilotait souvent le camion de l'entreprise Finkel, un GMC des surplus alliés, à l'époque très répandu dans toute l'Europe et en particulier dans la région de Forbach. Le jeune Raymond monte donc dans le camion et va rejoindre un de ses camarades de deux ans plus âgé que lui, qui doit lui donner un coup de main. Tous deux travaillent, paraît-il, environ trois heures. (A suivre...)