La musique assourdissante du manège d'autos-tamponneuses Carlini vient de s'arrêter. Les petits véhicules restent immobiles sur la piste, tandis que se fait le va-et-vient entre les conducteurs qui quittent leur siège et les clients qui attendent leur tour. Trois jeunes gens se faufilent avec dextérité entre les autos pour réclamer les billets. Après un coup de klaxon, le manège repart en même temps que la musique. Les trois jeunes employés sautent sur le trottoir de bois. L'un d'eux se met à éclater de rire en désignant un grand blond de vingt ans environ. Il est bien bâti, athlétique même, mais son attitude ne concorde pas avec sa prestance. Il se tient gauchement à côté d'une machine hors d'usage en bordure de piste. — Eh, regardez «la Lumière». Deux éclats de rire sonores lui répondent et l'interpellé se retourne : — Ben quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? — Ton blue-jean : t'as une grosse tache de cambouis ! T'as intérêt à aller te changer. Si M. Carlini te voit comme ça, il va te mettre à la porte. Le malheureux garçon a l'air vivement contrarié : — C'est qu'à part mon jean, je n'ai que mon pantalon du dimanche... Enfin, merci, les copains. Je vais me changer à la roulotte. Celui qu'on appelle «la Lumière» s'appelle en réalité Ricardo Fontana. Il est employé, comme ses trois camarades Umberto, Andrea et Gianni, au manège d'autos-tamponneuses Carlini. Umberto, Andrea et Gianni ont tous les trois seize ans. Ils viennent justement de sortir de l'école et c'est leur premier emploi, ils ont été engagés pour une tournée d'un an sur les routes de l'Italie du Nord et du Midi de la France. Pour l'instant, ce 26 mai 1971, ils sont à Turin. Ricardo sourit en regagnant la roulotte... Vraiment quels chics types, ses trois copains ! Ils sont bien un peu taquins de temps en temps, mais c'est parce qu'ils l'aiment bien. Il faut dire que Ricardo Fontana, spirituellement surnommé «la Lumière», est un simple d'esprit. A vingt ans, il a l'âge mental d'un enfant de douze. Ricardo pousse un juron en pénétrant dans la roulotte. Flûte ! Plus d'électricité... A tâtons, il cherche son pantalon et finit par le trouver, puis il se dépêche de regagner son poste au manège. Son arrivée est saluée par un énorme éclat de rire. Non seulement Umberto, Andrea et Gianni s'esclaffent, mais l'hilarité s'empare des clients, au volant de leurs autos. Ricardo aimerait bien participer à cette gaieté, mais il ne comprend pas... C'est alors qu'il se sent empoigné par l'épaule. C'est M. Carlini, rouge de colère : — Tu n'as pas honte, petit voyou ? Va changer de pantalon tout de suite ! Ricardo passe sa main derrière et sent à la place du fond, un énorme trou. C'était une plaisanterie de ses trois copains... Ceux-là alors !... Oui, Ricardo Fontana est le souffre-douleur de ses jeunes collègues. Il leur fait leur lit, leurs chaussures, leurs commissions. Il ne reçoit en retour que des quolibets et des plaisanteries de mauvais goût, du genre de celle du pantalon. Ce n'est pas qu'Umberto, Andrea et Gianni soient des êtres foncièrement méchants, mais c'est si tentant de profiter de la faiblesse d'autrui. Et puis, c'est rassurant de se sentir supérieur à quelqu'un, plus âgé de surcroît. Cela ne leur est pas arrivé si souvent à tous les trois... Quant à Ricardo, il est difficile de savoir ce qu'il pense. Penser n'est d'ailleurs pas un mot qui convient tout à fait à son univers mental. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il est toujours d'excellente humeur. Il est le premier à s'amuser des méchancetés qu'on lui fait et il manifeste à Umberto, Andrea et Gianni la plus vive affection. (A suivre...)