«Chez Luigi» est un petit bar sympathique de Nice, du côté du port. Un bar qui a ses habitués ; peu de gens de passage et pas du tout de touristes. Derrière le rideau en perles de bois, on vient se retrouver pour passer l'après-midi ou la soirée. Autour des petites tables, ce sont d'interminables parties de belote, des discussions à n'en plus finir sur le football ou la politique, le tout arrosé de verres de pastis. Le patron, un homme de soixante-deux ans, grisonnant déjà, mais plein de santé et jovial, trône derrière le comptoir en compagnie de sa femme Emilia. Il s'appelle effectivement Luigi, comme l'indique le nom du bar, Luigi Marino. C'est un Italien d'origine, venu en France après la guerre et naturalisé. Comme beaucoup d'autres, il a préféré ne pas faire trop de chemin après la frontière et s'est installé à Nice. Luigi Marino s'est tout de suite mis à travailler dur. Il était maçon de son métier. Avec l'argent qu'il a mis de côté, il a réussi, au bout d'une dizaine d'années, à s'acheter un petit bar. Voilà l'histoire, toute simple, de Luigi Marino : un homme gentil, souriant, avec son embonpoint sympathique, dont toute l'existence semble être promise à une rassurante banalité. En tout cas, ce n'est assurément pas le genre d'individu à qui il pourrait arriver quelque chose d'extraordinaire. Cela, tous les habitués du bar «Chez Luigi» seraient prêts à le jurer et même à parier là-dessus une tournée générale. 6 mai 1976. Le rideau de perles vient de s'écarter brusquement et continue à tressaillir. Luigi adresse un large sourire au nouvel arrivant. — Alors, Charles, tu apportes la réponse pour mon tabac ? Car il faut expliquer qu'il y a quelques mois, Luigi Marino a fait une demande pour adjoindre à son café-bar un débit de tabac. Comme chaque fois en pareil cas, l'Administration a demandé une enquête sur sa moralité et ses antécédents. Or Charles Mattei, qui vient d'entrer, travaille justement à la mairie de Nice et il avait promis d'annoncer le résultat à son Luigi dès qu'il le connaîtrait. Luigi Marino donne une bourrade amicale à l'employé de mairie. — Un petit pastis, Charles ? — Non merci. Jamais pendant le service. Il a dit cela d'un ton tellement triste, tellement funèbre, Luigi a pâli. Emilia, derrière son comptoir, a cessé de laver les verres et les clients se sont rapprochés en un cercle muet. Luigi Marino s'éponge le front. — Tu veux dire... qu'ils ont refusé ? L'employé de la mairie se laisse tomber sur une chaise. — Si ce n'était que cela, mon pauvre Luigi... Après tout, donne-moi quand même un pastis. Je sens que j'en ai besoin. Le patron du bar s'exécute en tremblant. Charles boit une grande gorgée, regarde Luigi et puis, rassemblant son courage lance : — Luigi, tu es mort... Je n'y peux rien, c'est le résultat de l'enquête : officiellement, tu es mort ! Il y a, dans tout le café, un grand silence, un silence si total qu'on entend l'employé de mairie avaler sa salive avec difficulté. Il sort un papier de sa poche. — Ecoute, Luigi, je vais te dire ce qu'ils ont écrit : «Marino, né le 7 janvier 1914 à Bardonera (Sicile), est décédé dans la même localité, le 28 mars 1916.» Tu comprends, Luigi, quand on a reçu cela, on a pensé à une erreur ; on a demandé aux Italiens de vérifier. Ils l'ont fait et ils sont formels. Tu es mort... Tandis que sa femme se serre contre lui, et que ses fidèles clients le regardent avec des yeux ronds, Luigi Marino essaie visiblement de rassembler ses esprits, mais il est incapable de s'exprimer. C'est au contraire son ami Charles qui continue. (A suivre...)