«L'homme attaché, nous fixons un fil électrique au lobe de l'oreille gauche, le deuxième étant placé sur le gland de la verge.A la première secousse, le suspect hurle longuement. Son corps se cabre. Il pleure. "Tu vois bien qu'il faut parler."» Ce récit est celui d'un ancien des DOP «détachements opérationnels de protection» Dans une lettre inédite destinée au journaliste Jean-Pierre Vittori, un ancien des détachements opérationnels de protection décrivait, en 1977, les méthodes de ce service spécial de l'armée, chargé de démanteler les réseaux du FLN. Accablant. Il a été écrit en 1977 par un ancien spécialiste de la torture pendant la guerre d'Algérie, décédé il y a quelques années. L'homme, qui voulait rester anonyme, y présentait en détail les activités et les méthodes du service spécial dans lequel il a travaillé pendant cinq ans : un DOP (détachement opérationnel de protection). Cet organe militaire de renseignement, créé fin 1956 et devenu opérationnel l'année suivante, avait pour mission de démanteler les réseaux secrets du FLN - par tous les moyens.Ce texte est important à plusieurs titres. D'abord, à notre connaissance, il s'agit du premier témoignage détaillé d'un engagé, gradé de surcroît, sur les DOP. Ensuite, ce document est une preuve supplémentaire que la torture était bien une méthode de renseignement institutionnalisée - "industrielle", dit même l'auteur. En outre, il y apparaît clairement que cette torture, à ce moment-là, n'avait pas pour but de faire échec aux poseurs de bombes, mais de démonter l'organigramme des ennemis ; autrement dit, elle n'était pas employée, loin s'en faut, qu'en cas d'extrême urgence, comme l'affirment certains aujourd'hui, mais de manière routinière. Enfin, ce document apporte un éclairage effrayant sur la vie quotidienne dans ces sinistres "villas" où les fonctionnaires de la torture, jouissaient d'un statut privilégié. Le premier destinataire de ce texte de dix pages fut le journaliste et écrivain Jean-Pierre Vittori, qui, en 1977, venait de publier "Nous, les appelés d'Algérie" A l'aide de ce document brut et après des dizaines d'heures d'entretiens avec son auteur, Jean-Pierre Vittori a écrit en 1980 un livre terrible, "On a torturé en Algérie", qui reparaît cette semaine aux Editions Ramsay (2). L'auteur a accepté de nous confier ces dix pages dactylographiées, qu'il a reçues confidentiellement en 1977. "Le temps est venu", dit-il. Le cas échéant, il remettra l'intégralité du document à toute commission officielle sur la torture en Algérie. En voici les principaux extraits : Vincent Jauvert. Nous vivions en "vase clos" "Le DOP était composé d'un officier - en principe un capitaine - de deux ou trois officiers adjoints, de quatre ou cinq sous-officiers, de quinze à vingt appelés. Chaque DOP comprenait un ou plusieurs interprètes (généralement recrutés chez les "pieds-noirs", les appelés de même souche, ou bien des harkis). Ces personnels avaient un traitement de choix, surtout pour les appelés. La discipline était fort libre, la faculté de se mettre en tenue civile, des avantages en nature - fournis par les "fonds spéciaux", des cadeaux à Noël, un ordinaire plus substantiel que dans les corps de troupe, l'absence de services de garde et de toutes les sujétions des services de garnison, un foyer bar bien achalandé.Le logement des DOP était adapté à la mission. Généralement une villa, spacieuse mais écartée de tout camp militaire. Le personnel prit vite l'habitude de vivre en "vase clos" et de ne jamais fréquenter leurs camarades des autres armes. De nombreux DOP possédaient dans leurs dépendances des moutons, volailles, lapins, des produits des "prises" qui servaient à améliorer l'ordinaire. Les personnels officiers et sous-officiers avaient un ordre de mission permanent, avec leur photo, barré d'un bandeau tricolore, précisant qu'ils avaient la faculté de transporter dans n'importe quel véhicule des personnes des deux sexes dont ils n'avaient pas à révéler l'identité aux contrôles militaires ni à expliquer leur présence ni leur destination (on imagine facilement les abus qui ont pu avoir lieu avec cette facilité, surtout avec les femmes." La torture "industrielle" "[Je me souviens] avoir feuilleté un épais dossier de directives et de notes de service à l'attention des DOP lors de leur implantation. L'une d'elles, très brève, signée par une autorité militaire dont [j'ai] oublié le nom précisait que "les interrogatoires devaient être menés de manière telle que la dignité humaine serait respectée". Il va sans dire que cette directive est restée lettre morte et enterrée .Il faut reconnaître que la torture existait en Algérie bien avant l'implantation des DOP. Elle fut pratiquée de manière courante dans les corps de troupe dès l'arrivée du corps expéditionnaire. Mais ce n'était que du "bricolage" au stade artisanal, de l'improvisation. Du reste, la notion restait vague et imprécise en ce domaine. Des bourrades, un "passage à tabac" peuvent-ils être considérés comme de la torture... ? Avec les DOP, elle allait entrer dans une phase rationnelle, efficace, industrielle...Bien entendu, la torture n'existait pas. Ni officiellement, ni officieusement. En sept années que nous avons passées en Algérie, c'est un mot que nous n'avons jamais entendu prononcer qu'une seule fois. (…) Il n'y avait donc ni torture, ni supplices, ni bourreaux, ni tortionnaires, pas plus que des torturés ou suppliciés. Il n'y avait que des "interrogatoires", des "interrogateurs" et des "interrogés". La gamme de ces interrogatoires" était subtile. Elle allait de l'interrogatoire "simple" ou de routine, passait par l'interrogatoire "poussé", "approfondi" ou "très poussé". Semblablement au Moyen Age, il y avait la question ordinaire et la question extraordinaire. « On finissait par s'habituer aux cris, aux gémissements des suppliciés. » Au début de leur implantation, les DOP copièrent les méthodes des corps de troupe. Passages à tabac, le téléphone de campagne EE8, la "touque" d'eau. Petit à petit, on innova, on expérimenta des méthodes plus efficaces. On fit des progrès... L'imagination aidant, on perfectionna cet art. On s'aperçut que la génératrice (la fameuse "gégène" à pédales) débitait un courant supérieur au téléphone de campagne EE8. Les DOP n'en possédaient point mais allaient en emprunter une au service de transmissions le plus proche. Les DOP échangeaient entre eux de bons "tuyaux", se communiquaient des méthodes d'interrogatoires. Il y avait différentes écoles. Certains interrogeaient le patient dans la position horizontale, nu et attaché sur un lit Picot ou une planche, d'autres préféraient l'interroger dans la position verticale, attaché à des anneaux scellés dans le mur dans la position du "soleil". [J'ai connu] un officier qui préconisait l'introduction de Dolpic (révulsif puissant) dans l'anus du patient. […] Il y eut l'emploi de la lampe à souder, dont la flamme était appliquée sur les pieds, du coton imprégné d'alcool à brûler sur les parties génitales, des applications de cigarettes. Un volume, hélas, ne suffirait pas à décrire tout cela.Evidemment au cours de l'interrogatoire on pouvait changer de méthode, varier, innover, improviser, inventer. Toute nouvelle initiative était la bienvenue. A Suivre