Novembre 1948, aux alentours de minuit, sur une route de montagne. Rémy Sablons, quarante et un ans, est grossiste en jouets ; il roule assez lentement au volant de sa traction-avant ; on pourrait même dire qu'il avance prudemment - en effet, non seulement c'est la nuit, mais il pleut des cordes. Rémy rentre d'Oyonnax, ce gros bourg de l'Ain où se développe alors l'industrie des matières plastiques ; aussi l'arrière de sa traction est-il rempli de cartons pleins de jouets d'enfants qu'il s'en va revendre à Lyon. II est très loin de se douter encore que sa précieuse cargaison n'arrivera jamais à bon port. La pluie est à présent si forte que Rémy doit se coller le nez au pare-brise pour y voir quelque chose ; ses essuie-glaces ne fonctionnent plus. Et tout à coup c'est la surprise : à quelques mètres seulement, la route est semée de grosses pierres, des moellons assez volumineux et pleins de terre. Rémy freine autant qu'il peut, au risque de déraper sur la chaussée glissante. Cela ne l'empêche pas de heurter deux ou trois pierres, qui viennent rouler sous la voiture avant qu'elle ne s'immobilise. Rémy jette un regard sur sa gauche ; les pierres ont dû se décrocher de la paroi rocheuse, en surplomb de la voie ferrée qui longe la route. Si le chauffeur veut passer, il faudra d'abord qu'il déblaie le chemin sur plusieurs mètres. Il fait donc marche arrière et vient garer sa voiture au bord de la route, juste en contrebas de la voie ferrée. La pluie semble vouloir se calmer, et de toute façon, Rémy n'a pas le choix ; il rajuste sa veste de cuir, laisse les phares allumés et sort pour aller dégager la route. C'est alors qu'à dix mètres de là, un peu en hauteur sur le talus du chemin de fer, Rémy aperçoit, dans l'obscurité, la masse d'un rocher - quelque chose d'énorme, quatre ou cinq fois le volume de sa voiture ! Il escalade rapidement le talus et marche de son mieux sur le ballast. Le morceau de roche est au bord de la voie ; la pierre s'est à l'évidence détachée de la montagne en même temps que les autres ; mais vu son poids, elle n'a pas pu rouler jusqu'à la route et s'est trouvée immobilisée sur le remblais ferroviaire. L'éboulement doit être très récent. Machinalement, Rémy se met à pousser de toutes ses forces sur le morceau de roche - peine perdue, la masse ne bouge pas d'un millimètre. Rémy prend tout de suite la mesure de la situation : le rocher ne se trouve pas exactement en travers de la voie ; cependant il est trop près d'un des rails pour ne pas être heurté par le premier convoi qui passera. A coup sûr, il y a là de quoi faire dérailler un train. Rémy jette un œil à sa montre : minuit cinq. Si les horaires n'ont pas changé depuis l'année dernière, l'express de nuit devrait arriver d'un moment à l'autre. «Vite, se dit-il, il faut prévenir la gare !» Seulement voilà : comment se montrer le plus efficace possible ? Le coin est quasiment désert, et le premier téléphone doit se trouver à la maison forestière que Rémy a dépassée en venant, c'est-à-dire à dix bonnes minutes en voiture. Et dans dix minutes, il sera peut-être trop tard. Si seulement Rémy pouvait se rappeler ce qu'on trouve en continuant sur la route...En se rasseyant au volant, il aperçoit dans son rétroviseur la lueur des phares d'une auto qui se rapproche. «Ouf ! se dit-il. On va pouvoir chercher dans les deux directions !» Et pour prévenir le nouvel arrivant de l'éboulis de pierres sur la route, il klaxonne avec insistance. La voiture freine ; c'est une Aronde gris clair. Rémy saute de sa traction et court à la rencontre du conducteur. — Ce sont des pierres qui viennent de se détacher de la montagne, lui explique Rémy, ruisselant. — Mon Dieu ! dit la passagère à côté du chauffeur. (A suivre...)