La vieille grand-mère Taupin, l'irascible grand-mère Taupin, ouvre sa porte avec méfiance. La vue de son fils debout dans le soleil n'amène pas le moindre sourire sur son visage bourru. «Te voilà, toi ! Il te faut des ennuis par-dessus la tête pour venir me voir ! Et en plus, tu me les amènes à domicile, tes ennuis !» Derrière Martial Taupin, les ennuis en question traînent des baskets sales, des jeans éculés et un blouson de cuir si râpé qu'on le dirait en carton. C'est Colas, le petit-fils, le dernier des petits-fils de la grand-mère Taupin. Dernier par l'âge, dernier dans le comportement. La grand-mère ne craint pas les mises au point brutales : «Alors, ils t'ont relâché ! Eh ben y z-ont pas peur... Moi, à leur place, c'est pas deux ans que je t'aurais collé, mais dix pour t'apprendre à devenir un homme, espèce de petit voyou ! Ça cambriole chez les autres et ça se prend pour quelqu'un ! Qu'est-ce que c'est que cette tenue, Martial ? C'est comme ça que tu habilles ton fils ? Je te préviens, garçon, ici, pas question de jouer les clowns de foire. Tu vas me faire le plaisir d'aller mettre un pantalon et une chemise convenables, et arrête de mâchonner cette pâte !Ça te donne l'air idiot et tu l'es suffisamment !» Colas n'a pas revu sa grand-mère depuis ses dernières vacances d'adolescent, en 1950. Il avait alors treize ou quatorze ans. Il en a vingt à présent. Son regard est devenu mauvais, il se dandine avec affectation, mais il est plus facile de jouer les blousons noirs à Avignon et avec les copains que dans cette campagne isolée devant la grand-mère intraitable. Pour l'instant, il n'a pas le choix. Interdit de séjour en ville, en libération conditionnelle et sans travail, il a fait l'objet d'une décision du conseil de famille. Durant les trois années de son interdiction de séjour, il vivra ici. Travailler ici, manger et dormir ici, seul avec la grand-mère. Mais les négociations furent difficiles : «J'ai pas besoin d'un voleur chez moi ! — Grand-mère, tu as donné ta caution au juge ! — C'est ta faute. Tu me l'as extorquée, moi je l'aurais laissé en tôle, ton fils ! Un gredin qui s'attaque aux passants, démolit les voitures et casse des vitrines !» Finalement, l'accord s'est fait. Colas s'installerait avec elle dans la maison de campagne et serait chargé des travaux trop lourds pour la vieille dame, au lieu d'engager un homme de peine pour labourer son jardin, tailler les arbres, couper du bois, le rentrer et soigner les bêtes. Ce serait le prix de la liberté. Colas, élevé en ville depuis sa naissance, n'apprécie guère cette liberté qui ressemble fort à une prison pour lui. La maison est isolée, le village à demi-mort, et il se souvient des rares jeunes gens de l'endroit avec mépris. Il ne se voit pas jouant de l'accordéon au bal du dimanche ou traînant une brave fille du coin sur le porte-bagages d'une bicyclette. Adieu moto, rodéos nocturnes, boîtes à musique, cinéma, rock and roll et bandes de voyous ! Bonjour la campagne, le silence, le bon air, et bonjour grand-mère : Tu pourrais dire bonjour, espèce de vaurien ! On t'a coupé la langue en prison ? Oh ! je sais, je vois ça dans tes yeux. Tu l'étranglerais bien la vieille, hein ? Eh bien, n'y songe pas, mon garçon, tu pourrais avoir des surprises. On ne sait jamais qui est plus malin que l'autre, à ce jeu !» Drôle de grand-mère et drôle de petit-fils. Le passé de Colas Santini est un court passé, mais il est déjà lourd. Personne dans la famille n'a compris pourquoi, au milieu d'une demi-dizaine d'enfants et d'une douzaine de cousins, tous normaux et travailleurs, il était devenu le voyou que voilà. (A suivre...)