Sur les ruines de Berlin-Ouest, il est à présent des jardins. De vraies cités-jardins, avec de jolies maisons neuves et des allées bordées d'arbres. En 1960, les arbres sont jeunes, vingt ans à peine, et les habitants des cités aussi. Ce sont des employés de bureau, des commerçants, des ouvriers. Ils se connaissent tous, leurs enfants fréquentent les mêmes crèches et les mêmes écoles. Et il arrive, comme ce soir, 3 avril 1960, que tout ce petit monde bien tranquille décide de faire la fête. La fête du printemps, pour saluer la douceur du temps et les fleurs revenues. Ce soir, donc, il y a bal à la cité-jardin. Un bal improvisé au milieu des arbres. Les bancs publics serviront de buvette et les danseurs occuperont la rue. Les autres, ceux qui regardent, vont s'asseoir sur les bordures du trottoir ou, plus malins, amèneront avec eux le tabouret de jardin, le casse-croûte et la bière. En tout, une trentaine de personnes ; parmi elles, Horst Hekel, vingt-cinq ans, sa femme Renata et les parents de Horst. Ils sont fiers de leur fils : un beau et grand gaillard, récemment engagé dans la police de Berlin-Ouest. Une police triée sur le volet, où l'on n'entre qu'après avoir subi des tests et des examens de toutes sortes. Pour le garçon, c'est la certitude d'un emploi stable et d'un salaire convenable ; un bel uniforme et de la respectabilité. Ce soir, Horst Hekel est en civil. Renata inaugure une jolie robe rouge, large et bien serrée à la taille, avec un énorme jupon en dessous, comme le veut la mode. Elle adore danser, elle est jeune, insouciante, un peu trop, mais à vingt-deux ans on a droit à l'insouciance. Tableau de famille des Hekel : la mère, assise sur un pliant, les mains posées sur les genoux, profite du spectacle. Le père, debout derrière elle, une canette de bière à la main, visage un peu dur, dit à son fils : «Mes vingt ans, à moi, c'était la guerre, on avait autre chose à penser.» Le fils, souriant, la même canette de bière à la main, trinque avec son père : «Allons, papa, c'est le printemps, n'y pense plus. C'est quand même pas notre faute si on a vingt ans en temps de paix !» Renata, elle, tourbillonne autour de son mari. «Tu danses ou tu discutes ? Allez, viens !» Elle veut l'entraîner, mais il résiste : « Attends un peu, voyons ; laisse-moi finir ma bière avec papa.» Elle insiste. Mais dans ce genre de bal, parfois, les hommes préfèrent boire et discuter. Horst et son père boivent et discutent depuis un bon moment. Alors, la jeune femme quitte le tableau de famille où elle s'ennuie et sort du cadre pour aller danser ailleurs. Ce qui va suivre est apparemment le résultat de son échappée, de cette danse endiablée avec un autre, qui fait voltiger sa robe rouge et noircir l'œil de son beau-père. «De mon temps, une femme ne dansait qu'avec son mari !» Les jeux sont faits, rien ne va plus dans ce petit bal du samedi soir. Au milieu des rires et du grincement du pick-up que l'on maltraite, Renata rejoint le tableau de famille. Elle a chaud, elle transpire, ses cheveux bruns sont ébouriffés, ses yeux brillent de plaisir. Une gifle magistrale la cueille au vol sans préavis ni explication, le père a frappé. La mère fait : «Ho...» (A suivre...)