Refuge Zohra, Fatiha et Nadia n'ont que la télévision pour distraction. Dès que les premières notes du générique du feuilleton retentissent, Zohra abandonne la vaisselle et se précipite vers la chambre où ses deux s?urs, Fatiha et Nadia, sont déjà installées sur l'unique canapé qui fait face au téléviseur. ? Pousse-toi, dit-elle à Nadia, la plus jeune. ? Tu as les mains pleines de savon ! proteste Nadia ? Tu aurais pu les essuyer, dit sévèrement Fatiha ? Je n'avais pas le temps ! Et elle essuie ses mains sur le tablier qu'elle n'a pas enlevé. Mériem, la mère, arrive aussitôt : ? Tu n'as pas honte d?abandonner, une fois encore, ton travail pour cette maudite télévision ! ? Je continuerai après le feuilleton, maman ! ? Le travail n'attend pas ! ? C'est le feuilleton qui n'attend pas, maman ! La vaisselle, j'aurai toujours le temps de la faire ! Et puis, c'est aujourd'hui que Carla épouse Rodrigo ! Je ne manquerai pas cela pour tout l?or du monde ! Fatiha et Nadia éclatent de rire. Elles aussi, quand c'est leur tour de faire la vaisselle, abandonnent tout pour suivre le feuilleton télévisé ! Mériem secoue la tête, dégoûtée : ? Cette maudite télévision, je n'aurais jamais dû forcer votre père à l'acheter ! Depuis que nous l'avons, elle ne nous apporte que des désagréments ! Et elle va... continuer la vaisselle que sa fille a laissée. En fait, c'est ainsi depuis qu'ils ont acheté la télévision. Quand ils ne déjeunent pas tôt et que l'heure du feuilleton arrive, la fille chargée de faire la vaisselle l'abandonne et c'est elle qui la continue ! Si le père, Omar, apprenait ce qui se passe, il n?hésiterait pas à vendre la télévision. D'ailleurs, c'est elle qui l'a forcé à l'acheter : si cela ne tenait qu'à lui, elle ne serait pas entrée à la maison ! Il faut dire qu?ici, dans ce village perdu, on vit comme au début du XXe siècle. Tout le monde est pauvre ou presque, les filles sont retirées de l'école très tôt et on marie encore les femmes sans leur consentement et dès l?âge nubile ! Omar est encore plus sévère que les autres : aucune de ses filles n'est instruite et il leur interdit même de sortir. Quant aux garçons, ils sont deux, ils vivent sous sa coupe. Pour le moment, l'un est en apprentissage et le plus jeune va encore à l?école. Plus tard, il les mariera et ils vivront sous sa tutelle, jusqu'à ce qu'ils se débrouillent pour construire leur propre maison. Pour les filles, la télévision a été une vraie bouffée d'oxygène, non seulement elle leur donne accès au monde extérieur mais aussi elle les fait rêver. Elles ne vivent plus qu'au rythme des feuilletons, partageant la vie mouvementée des personnages, pleurant et riant avec eux, partageant leurs joies et leurs souffrances. Elles s'identifient aux héroïnes et, le soir, dans la chambre qu'elles partagent, elles revivent leurs aventures et anticipent sur les épisodes à venir. Carla, Roberta ou Virginia épousera-t-elle son soupirant ? Quelle robe portera l'héroïne ? ? Moi, à sa place, dit Fatiha, je réfléchirai à deux fois avant de l'épouser ! ? Moi, dit Nadia, je n?hésiterai pas un seul instant, parce que je l'aime ! ? Moi, dit Zohra, je repousserai sa demande, parce que j'espère trouver mieux que lui ! Et les trois s?urs pouffent de rire. (à suivre...)