Sur le parvis de la morgue Zeinhom au Caire, une femme n'ose pas regarder le cadavre en décomposition qu'on vient de sortir. Tout en pleurs, elle ne veut pas croire qu'il s'agit de son fils, le père s'est déjà résigné. «Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi personne ne veut de ce corps ?», vocifère un homme en baissant son masque de chirurgien. «La famille n'arrive pas à savoir si c'est lui !», lui répond un autre, ajoutant : «Le père dit que c'est son fils, la mère dit que non !» La fille, en robe noire et cheveux dissimulés sous un foulard, la photo d'un jeune homme à la main, accepte finalement d'essayer d'identifier le corps, enserré dans un linceul blanc et recouvert de petits morceaux de glace pour tenter de retarder la décomposition. Un nuage de mouches tournoie au-dessus du cercueil de bois sommaire. «Est-ce qu'il a une marque près de l'œil ?», demande-t-elle aux hommes qui entourent la dépouille, comme pour ne pas avoir à vérifier elle-même. Certains disent que oui, d'autres que non, pour finalement baisser complètement le linceul et laisser apparaître le visage noirci mais reconnaissable du jeune de la photo. Alors la femme s'éloigne tristement, se mêlant à la foule qui se presse dans la cour dégoûtante de la morgue Zeinhom. Des ordures se mêlent à la boue dans cette enceinte qui exhale l'odeur pestilentielle de la mort malgré des dizaines de bâtons d'encens qui se consument çà et là. Un cercueil vide posé contre un mur bascule, expédiant une nuée de mouches dans les airs. Hier, lundi, cinq jours après le carnage de Rabaâ, les corps de dizaines de personnes qui y ont péri s'entassaient encore dans la morgue Zeinhom. Il y en a tellement qu'on les voit de la cour dès que les portes en métal marron s'ouvrent, envoyant dans la foule une bouffée d'air chargée de l'odeur des cadavres en décomposition. Pire : par manque de place, deux camions réfrigérés ont été réquisitionnés et les cadavres s'y entassent, dans l'attente d'une famille qui viendra réclamer l'un des siens. Un vieil homme pleure. Le fils de 15 ans de son ami Reda est à l'intérieur. «Son père est paralysé, sa mère était à Rabaa, il était allé pour la chercher mercredi dernier et il a été tué par balles», se lamente le vieil homme. Hier aussi, on a amené 37 cadavres de plus à Zeinhom. Ceux de Frères musulmans faits prisonniers et qui ont péri asphyxiés par les gaz lacrymogènes tirés dans le fourgon qui les transférait vers une prison de la banlieue du Caire. Ils essayaient de s'évader, a affirmé le ministère de l'Intérieur. Son père attend de pouvoir reconnaître le corps d'Abdul Aziz Abdel Rahim, 38 ans. «Certains ont dit qu'ils étaient morts par suffocation, mais d'autres ont seulement dit : «Dieu seul sait ce qui s'est passé...», lâche-t-il froidement.