«Fous le camp !» Nino ne supporte pas qu'on lui dise de foutre le camp. Et il faut être culotté pour mettre dehors un colosse comme lui. Un mètre quatre-vingt-dix, quelque chose comme cent kilos. Quarante ans. Une tête tout en os, des épaules en trapèze et une souplesse surprenante. A La Nouvelle-Orléans, ce patron de station-service va le regretter. Nino laisse tomber sa vieille Cadillac dont le moteur refuse d'obéir, il bondit sur le patron, une clé de bougie à la main et le frappe. Après quoi il attrape l'individu par son tee-shirt, le soulève de terre, lui envoie un coup de tête dans le menton, le secoue avec colère et le relâche. L'homme tombe assommé, comme un pantin, le cou étrangement désarticulé. Et Nino replonge dans son moteur en hurlant de fureur. Nino est paranoïaque. La terre entière en veut à Nino depuis qu'il est tout petit. Son père lui en a voulu le premier, d'être né d'une mère d'origine espagnole, alors que lui était d'origine irlandaise et que cette mère ne soit bonne qu'à récurer son bastringue, alors qu'il empilait les dollars à coups de bières au comptoir. Nino a grandi derrière ce comptoir, protégé par une mère esclave, que le père n'a jamais épousée. Et un jour, lorsque Nino a eu quinze ans, il a cogné sur son père qui avait cogné sur sa mère un peu trop fort cette fois-ci. Le père en a réchappé de justesse. «Fous le camp !» Depuis le temps qu'il entendait ça, Nino s'est résigné à le faire, après avoir cogné encore sur le barman qui lui en intimait l'ordre. Et il s'est retrouvé dans la rue où la police lui a mis le grappin dessus et l'a expédié dans un centre de correction pour mineurs. A dix-huit ans, il a fait de la route. Petits boulots, bricole — les grosses pognes de Nino sont habiles à réparer les motos, les vieilles bagnoles, les machines à café, les vieux frigos. Il n'a pas fait d'études, mais il a au moins ça, et il sait ce que ça veut dire le travail bien fait. Or cet individu, qui se disait garagiste, voulait lui faire croire que sa vieille Cadillac était rongée par les mites et la pièce qu'il lui a vendue cinquante dollars la veille est un vieux truc pourrichon à envoyer à la casse. C'est l'origine de la bagarre. Le garagiste est toujours à terre, lorsqu'un automobiliste de passage aperçoit Nino en train de fouiller avec ardeur et sans aucun ménagement dans l'atelier du propriétaire étendu sur le sol. L'homme file avertir la police, pendant que Nino vole, comme il se sent autorisé à le faire, la pièce en question, mais neuve. Et des pneus en plus, pour les dommages et intérêts, plus un bidon d'huile et diverses bricoles à portée de sa main. Ce sale type lui en veut, il a fait exprès de lui vendre un delco hors d'âge, on prend toujours Nino pour un imbécile ! Juillet 1977, trente-deux degrés à l'ombre. Suant et soufflant, Nino pousse sa voiture hors de la station-service, la fait démarrer vaille que vaille et s'apprête à décamper. Deux voitures de police lui tombent dessus en même temps. Six hommes armés en uniforme l'obligent à s'allonger par terre en hurlant des injonctions. Les énormes mains de Nino sont bloquées par des menottes, ses chevilles aussi, et on le traîne comme un paquet sur les lieux du crime. Car le garagiste est mort. Non pas du «coup de boule» de Nino, mais de la pression de ses mains comme un étau autour de son cou, quand il l'a projeté à terre. Nino se retrouve en prison. Un an plus tard, il est condamné à vingt ans de réclusion. Car il est récidiviste. Chaque fois que quelqu'un lui a «mal parlé», chaque fois qu'un type dans un bar lui a marché sur les pieds, chaque fois qu'il a eu un patron, Nino a frappé. Il a volé aussi. (A suivre...)