Le Wing Commander Bader lance, dans son Spitfire, un juron très grossier. Il ne s'entend pas lui-même, d'ailleurs, dans le hurlement du chasseur en piqué. Se lancer sur un Messerschmitt qui ne se méfie de rien, mal calculer sa trajectoire et se retrouver au-dessous : c'est malin pour un commandant d'escadrille de la RAF ! Il faut dire qu'en 1941, le Spitfire est l'appareil le plus rapide du monde en piqué : à peu près huit cents kilomètres à l'heure. Mais si l'on calcule mal son plongeon, pas moyen de corriger : il faut continuer et redresser beaucoup plus bas. C'est pourquoi Bader jure comme un charretier. Il redresse à vingt-deux mille pieds. Son escadrille est restée quelque part, bien au-dessus, et il est seul en plein ciel : rien de plus dangereux pour un chasseur. Mais soudain, le commandant cesse de jurer : une autre escadrille de Messerschmitt 109 est devant lui, presque à la même hauteur. Ils sont six, volant deux par deux. Bader se place bien dans l'axe des deux du milieu, puis dans celui de gauche, auquel il envoie une longue rafale. Des flammes apparaissent et le Messerschmitt part en torche. Les autres n'ont rien vu et continuent ! Bader dérape un peu, aligne l'appareil de droite et tire à nouveau. L'Allemand s'enflamme et part en vrille. Mais cette fois, les autres Messerschmitt ont vu ! Deux d'entre eux virent à 180° sur la gauche et se rapprochent de Bader. Alors il lui vient une idée folle : il va passer entre les deux Messerschmitt de droite ! Il fonce, voit leurs empennages grandir, sent un choc terrible et part en piqué. «Ou bien j'ai pris une rafale des deux autres, ou bien j'en ai accroché un», pense-t-il. Et il se retourne pour vérifier. Derrière lui, il n'y a plus que le ciel. Tout l'arrière de l'avion manque : Bader est en train de tomber comme une pierre dans une moitié d'avion... et Bader a deux jambes artificielles ! Une seule chose à faire, très vite : s'extirper de là et ouvrir le parachute ! Bader tâtonne, réussit à ouvrir le cockpit. Le vent de la chute à huit cents kilomètres à l'heure l'arrache de son siège. Il porte la main à l'anneau du parachute, et... se retient heureusement de tirer : une de ses prothèses est coincée dans l'habitacle. Il est à moitié en dehors du cockpit, secoué a en perdre connaissance et pas moyen de décrocher sa jambe ! Bader ferme les yeux et se dit : «Je vais m'écraser en Normandie, sans avoir le temps de me rendre compte de quoi que ce soit. Il y a une chance sur un million que cette maudite jambe se décoince : ne la gâchons pas en ouvrant prématurément le parachute : si j'ouvrais à huit cents kilomètres à l'heure, il éclaterait.» Et puis, d'un seul coup, Bader se sent saisi comme par une main venue du ciel. Un instant, il se dit qu'il flotte en l'air ; en réalité, il est toujours en chute libre, mais il n'est plus accroché à l'avion. Il passe de la vitesse de huit cents kilomètres à l'heure à celle de trois cents environ. Sa jambe ne s'est pas décrochée, elle a cassé. Plus exactement, ce sont les attaches de cuir qui la maintenaient fixée au moignon qui ont fini par céder. Bader, enfin, tire la poignée de son parachute et regarde vers le bas. D'abord, il reçoit une gifle : c'est le tissu arraché de sa jambe de pantalon qui lui recouvre le visage. Il l'écarte et peut, enfin, apercevoir ce qui se passe en dessous. D'abord, il voit sa moitié de Spitfire qui va s'écraser au milieu d'un pré, dans une explosion de feu. Puis le bocage normand monte doucement vers lui : des haies partout, des prés de toutes les formes, deux paysans en blouse bleue devant une maison, une femme dans un chemin qui lève la tête et s'immobilise, une clôture juste en dessous... «Merde, se dit Bader, ce n'est pas vrai ! Je ne vais pas maintenant m'empaler sur une clôture !» Au dernier moment, tirant désespérément sur les sustentes du parachute, il évite la clôture. Avec son moignon, il soulève l'unique jambe artificielle qui lui reste en se disant : «Si je tombe droit dessus, elle me remontera jusqu'à l'estomac. Essayons le roulé-boulé !» (à suivre...)