Un vapeur suédois entre dans le minuscule port de l?île des Danois, au Spitzberg. Quatre personnes en descendent : Salomon Auguste Andrée, quarante ans, un visage carré à l?expression de loyauté et de force ; le physicien Frankel, vingt-sept ans, le front dégagé, le nez aquilin, le regard vif et profond ; Nils Strindberg, le plus jeune des quatre neveux du grand dramaturge, un doux étudiant en astronomie, blond, au visage rêveur ; enfin, Svedelbord, un assistant bénévole. Tous portent la moustache et d'élégants costumes de «sportsmen» comme cela se fait dans l'entre-deux siècles... Dans la nuit du 10 juillet 1897, sur l'île des Danois, ces quatre hommes sablent le champagne avec une très belle jeune fille. Elle s'appelle Anna. Nils Strindberg et Anna ont décidé de se fiancer cette nuit même. A quelques mètres se dresse la masse énorme d'un ballon sphérique fabriqué à Paris : quatre mille cinq cents mètres cubes de gaz, une enveloppe de soie recouverte de quatre couches de vernis, et sur la partie supérieure, une calotte enduite de vaseline pour empêcher que la neige ne l'alourdisse. Au-dessous, une passerelle circulaire où s'effectueront les quarts, est équipée de tous les instruments de navigation. Enfin une nacelle cylindrique, fermée par un toit de toile, peut devenir à volonté une cabine avec trois couchettes. Avant d'être sur l'île, le ballon a été présenté au président Félix Faure et au roi de Suède. Le monde entier connaît sa silhouette, car la presse internationale s'est d'abord enthousiasmée pour le projet de Salomon Auguste Andrée : survoler le pôle Nord en ballon ! Hélas, pendant un an, les trois aventuriers ont attendu vainement les vents soufflant du Sud vers le Nord qu'on leur avait promis. L'enthousiasme a fait place aux sarcasmes, aux critiques, voire à l'indignation contre Salomon Auguste Andrée. On l?accuse de vouloir risquer non seulement de l'argent, mais la vie de ses compagnons dans une folle entreprise. Mais cette fois, le vent souffle, ils vont partir. La veille, deux bateaux ont débarqué une foule de journalistes, de supporters, d'aéronautes et de curieux. Ils contemplent cette merveille technique munie de maints perfectionnements. Les guideropes, par exemple, sont constitués par de très longues chaînes destinées à traîner sur la banquise pour maintenir le ballon à une altitude moyenne. Grâce à ce poids équilibrant, s'il s'abaisse, il s'allège et remonte ; s'il s'élève, il s'alourdit et redescend. Il y a aussi une sorte de voilure destinée à diriger le ballon grâce au vent, en admettant qu'elle soit tenue d'une main ferme... Au matin du 11 juillet, la plage est noire de monde. Dans cette foule se trouve Anna, très pâle. Elle tient encore dans la main la longue lettre que son fiancé Nils Strindberg lui a écrite avant son départ. Il lui dit sa tendresse infinie et aussi sa confiance dans le chef d'expédition. Il est certain du retour rapide et glorieux. Comme cadeau de noce, il pourra lui offrir le plus grand exploit du siècle : la conquête du pôle Nord en ballon. A sept heures, le ciel est clair, le soleil est déjà chaud. Les trois aéronautes plaisantent dans la nacelle. «Lâchez tout !» Le ballon s'élève avec majesté au-dessus du petit port et de la plage où s'agitent les mouchoirs. Des centaines de regards levés voient le ballon scintiller dans le soleil, devenir minuscule et disparaître. Mais c'est avec une véritable angoisse qu'Anna a vu s'éloigner le ballon vers le Nord. Car lorsqu'il a bondi au milieu des clameurs enthousiastes, elle a vu que les trois hommes ont dû jeter par-dessus bord une grande quantité de lest pour l'empêcher de redescendre. Elle sait que le lest est précieux sur un ballon. C'est le seul moyen que possèdent les aéronautes pour compenser les pertes de gaz inévitables ou le poids du givre, lorsque celui-ci alourdit l'immense toile. Il y a eu aussi ces chaînes que l'on a retrouvées sur un promontoire, à proximité de la plage : une partie des guideropes qui semble être tombée accidentellement. Bref, ça n'a pas été un bon départ. (à suivre...)