Petit, maigre, un nez aquilin, un sourire sarcastique et des dents noires, le vieil Elie Berger n?y voit guère devant lui. Voulant descendre de la véranda sans passer par l?escalier, il avance le pied pour le poser sur la caisse que, d?habitude, les enfants placent tout exprès pour lui. Mais cette fois, la caisse n?est pas là. Son pied se pose dans le vide et le vieux tombe de la véranda, sans un cri, sans un mot, la tête la première. Il reste quelques secondes immobile sur la terre battue du chemin et se retourne lentement. Ses lunettes sont écrasées sur son front, où du sang coule. Le vieux gémit, le regard perdu dans le ciel incroyablement bleu des montagnes rocheuses. C?est l?heure où chaque jour l?aigle plane comme s?il voulait embrasser de ses ailes déployées l?immensité du ranch de Jumping Creeck. Le ranch de Jumping Creeck, la grande aventure du vieil Elie Berger, l??uvre de toute une vie, qu?il a bien fallu léguer à ses fils. S?il a perdu la vue, le vieux entend encore. Il entend le Jumping Creeck, «la rivière qui saute» de rapide en rapide, à quelque trois cents mètres au fond du canyon sauvage et profond. Quant aux montagnes, il les voit dans sa tête où elles sont photographiées pour toujours : à gauche, au-dessus du bosquet de bouleaux, il y a le «Old castle» qui ressemble à un vieux château des Niebelungen. A côté, «The grey table» et tout autour, une succession de cimes imposantes et de plateaux jusqu?à «The devil?s tooth», la dent du diable. Les trente mille acres du ranch de Jumping Creeck sont au milieu d?un admirable cirque de montagnes. Brusquement, un visage se penche au-dessus du vieil Elie Berger, celui de sa femme, qui le découvre au bas de la véranda et s?affole. Quelques instants plus tard, dans l?immense chalet de bois où vit toute la famille, le vieux est assis dans un fauteuil, près de la cheminée. Il y a là, pour les vacances et le week-end, deux fils mariés et pères de famille, qui exploitent des terres à blé dans le Middle West, la fille divorcée, le plus jeune qui a quitté son usine de Calgary avec sa femme et ses enfants, et enfin Jimmy, le fils cadet, qui exploite le ranch. A cause de cela, il est resté célibataire. On a tamponné le front du vieillard et retiré avec une pince à épiler les petits morceaux de verre de ses lunettes. Sans précautions excessives, car tout le monde est las de ses maladresses. Autrefois, on s?amusait des quatre cents coups du grand-père. Quand il a eu soixante-quinze ans, l?amusement a fait place aux reproches. Maintenant qu?il en a quatre-vingt, il baigne dans une acceptation glacée, que trouble, par moments, l?explosion de rage de Jimmy ou d?Edith, sa femme. Edith a dix ans de moins que lui. Dix années lourdes à porter. Elle se sent encore jeune, elle est encore blonde, elle surveille encore sa ligne. Elle s?habille encore avec coquetterie. Comme elle ne peut pas l?accuser d?être plus vieux qu?elle, Edith lui reproche de se laisser aller à boire. Que pourrait faire d?autre, d?ailleurs, le vieil Elie Berger, maintenant qu?il n?est plus rien ici ? Il boit de temps à autre, en attendant de quitter, les pieds devant, ce cirque grandiose où il est arrivé il y a soixante ans avec un sac au dos, un fusil et une hache. Pour l?heure, le vieux se demande soudain : «Où sont-ils passés ?» Ils sont dans la cuisine, il entend leurs murmures. Soudain, il a peur. Sûrement, ils se sont réunis pour parler de lui. Quand une famille se réunit pour parler d?un vieil homme, c?est qu?elle pense, peut-être, à se débarrasser de lui? Mais ils se font des illusions ! Elie Berger ne quittera jamais Jumping Creeck ! Il a besoin de savoir, lorsqu?il tourne la tête à gauche, que le «Old castle» est là, au-dessus du bois de bouleaux, avec, à ses côtés, la «Grey table» et tout autour, les montagnes et les plateaux. Toute sa vie, il a vécu sous leur protection. Les rares fois où il a quitté Jumping Creeck, tandis que le grondement de la rivière diminuait, il sentait monter en lui, avec le silence, un vide angoissant. Non, il ne quittera jamais cet endroit ! Même s?ils décident de vendre le ranch ! (à suivre...)