«Mais qu'est-ce que les chiens ont donc à aboyer ?» C'est par cette phrase, le 29 août 1911 à l'aube, dans un abattoir perdu au milieu des montagnes de la Californie du Nord, que commence l'histoire d'un homme et que se termine celle d'un monde. Les chevillards sont réveillés par les chiens. Ce sont des hommes rudes et ignorants. Ils se lèvent et vont voir dans le corral où sont parqués les animaux. Là, ils trouvent un homme nu, décharné, épuisé, mourant de faim. Il a les cheveux très courts, comme s'ils avaient été brûlés par le feu. Ses yeux noirs, écarquillés expriment toute la peur, toute la fatigue et toute la résignation du monde. Les chiens tirent sur leurs chaînes et s'étranglent de fureur. Les chevillards, pistolets braqués, restent stupéfaits. «Ça alors ! Dis donc ! Mais c'est un Indien ! ? Un Indien sauvage ! En 1911 ! Mais d'où sort-il ? Il y a bien longtemps qu'il n'y a plus d'Indiens sauvages dans cette région ! ? Tu parles ! plus d'un demi-siècle ! ? Faut téléphoner au shérif ! Toi, tiens-le en respect ! Mais tu ne vois pas qu'il est à moitié mort ? On ne sait jamais !» Les hommes surexcités téléphonent au shérif. Il arrive en voiture avec quelques hommes, pistolet au poing. L'Indien squelettique aux yeux de bête traquée se laisse passer les menottes sans rien dire. Au moment d'embarquer dans l'automobile, il a un recul. Comme si c'était la première fois qu'il en voyait une. Mais finalement, il s?y laisse pousser comme une bête tremblante. Le shérif amène sa lamentable capture jusqu'à la petite ville voisine. Et, comme il ne sait pas quoi en faire, il met l'homme dans la prison. Puis il prend son téléphone : «Allô ?... Le bureau des Affaires indiennes ? Ici Oroville ! en Californie du Nord... C'est ça... c'est le shérif à l'appareil? Ecoutez ! J'ai trouvé un Indien, on dirait qu'il est sauvage !... Pardon ?... Mais si, je vous assure !... Ecoutez ! On l?a trouvé tout nu dans un parc à bestiaux, il a des lacets en peau de daim passés dans les lobes des oreilles et une cheville de bois dans la cloison du nez ! Pardon ?... non, non... On a déjà essayé, un ou deux dialectes, ceux qu'on connaît... Il n'a pas l'air de les comprendre !... Ben... Je voudrais savoir ce qu'on doit en faire ? Vous me rappelez ? Bon, d'accord.» Dans la journée qui suit, la nouvelle se répand. Le journal d'Oroville publie la photographie de «l'homme sauvage» à travers les barreaux de la prison, comme un animal au zoo. Les chevillards lui ont mis un de leurs tabliers de boucher pour qu'il soit décent. Il ouvre de grands yeux apeurés, face à la foule qui défile pour le voir : hommes, femmes, enfants... «Tu as vu ? Il n'a même pas de mocassins... ? Il était tout nu, quand ils l'ont trouvé ! ? Qu'est-ce qu'il est maigre ! Mais d'où est-ce qu'il peut bien sortir ? Il n?y a jamais eu de réserve d'Indiens, par ici. Tu crois qu'il vivait dans la montagne ? ? Mais ça n'est pas possible ! Il n'y a plus d'Indiens dans les canyons depuis quarante ans et plus !...» Heureusement, le surlendemain, arrive, par le train de San Francisco, un jeune ethnologue alerté par le bureau des Affaires indiennes. Il n'a que vingt-six ans, mais il est déjà professeur. Il s'appelle Waterman. Il est passionné de cultures disparues. Il demande qu'on fasse évacuer tout le monde et s'enferme une demi-heure avec le pauvre diable apeuré. Enfin il ressort et dit au shérif : ? Appelez les Affaires indiennes ! Je dois emmener cet homme à San Francisco, au nouveau musée que nous allons ouvrir. II représente un intérêt primordial pour la science ! Regardez-le bien shérif, et dites-moi l'âge que vous lui donnez. ? Je ne sais pas, moi ? Trente ans ? Cinquante ans ? Dans l'état où il est... ? Erreur, shérif... Cet homme a trois mille ans. Peut-être même quatre mille...» (à suivre...)