L'escadre fume et crache ; car en 1893, les navires de guerre sont à vapeur. Une fumée très lourde et très noire chargée d'escarbilles de bon charbon de Cardiff, s'étire derrière eux mélangée aux nuages de vapeur. Comme l'escadre avance sur deux files séparées par six encablures anglaises, deux longues traînées floconneuses noires et blanches s'étirent parallèlement. Le vent est nul. Depuis la côte on voit en contre-jour, dans le soleil encore bas sur la mer, ces impressionnantes tourelles hérissées de canons dont sont alors surchargés les navires de ligne. Ce défilé, le long des côtes du Moyen-Orient, de l'escadre anglaise de la Méditerranée, pourrait se traduire par le discours suivant : «Contemplez au passage, populations dissipées au Moyen-Orient, la force de frappe de Victoria, reine d?Angleterre et impératrice des Indes dont l'empire mondial, comme celui de Charles Quint, ne voit pas le soleil se coucher ! C'est bientôt son jubilé, et c?est notre apogée. Nous sommes les Anglais de 1893 ! Nous avons des problèmes avec les Irlandais et un parti travailliste depuis deux mois, à cause du charbon qui se vend moins bien. Mais ce n'est pas votre affaire... Ce qui vous regarde, turbulentes populations du Levant, c'est notre escadre de Méditerranée, partie de Gibraltar pour vous faire une démonstration. Regardez passer les plus puissants cuirassés du monde, menés par les équipages les plus disciplinés du monde». Et l'on pourrait ajouter : commandés par le plus entêté, le plus borné des amiraux du monde ! Car pour être une démonstration, ça va être une démonstration... Qu'est-ce qu'une encablure exactement ? Cela dépend des marines. Pour les Français c'est une distance d'environ 200 mètres, soit le total de 1 243 brasses, une brasse mesurant à peu près 1,66 mètre. Mais les Anglais n'ont jamais eu les mêmes mesures que les autres : leur encablure mesure à peu près 180 mètres à l'époque. Ils sont encore loin d'avoir adopté le système métrique... Donc ce matin-là de 1893, leur flotte longe les côtes de Syrie en ordre impeccable de deux files parallèles préparées exactement par la distance de six encablures anglaises, soit environ 1 090 mètres. L'escadre comprend treize navires à vapeur, cuirassés, croiseurs et destroyers. Le vaisseau amiral, qui arbore la marque de l'amiral Tryon, porte, bien entendu, le nom de Victoria. C'est le plus beau cuirassé de la marine britannique, en plein apogée de l?ère victorienne ! A l?époque, c?est donc le plus beau cuirassé du monde. Et il est normal qu?il porte le nom de cette reine de soixante-quatorze ans, dont la vieillesse s'écoule dans une resplendissante dignité. Il faut bien distinguer ce qui se passe sur un vaisseau amiral. Il y a un amiral à bord, ce que l?on reconnaît à la marque personnelle qu?il arbore en tête du plus haut mât. Mais si l?amiral commandant de l?escadre est traditionnellement installé sur le navire le plus puissant, il ne commande pas pour autant le navire lui-même. Il y a donc, sur le Victoria, l'amiral commandant l'escadre et le commandant du cuirassé. Celui-ci est aux ordres de l'amiral pour exécuter les man?uvres d'ensemble, comme tous les autres commandants. Mais il est personnellement responsable de son navire, dont il assure la man?uvre. Ce «distinguo» est fondamental pour comprendre l'aventure qui va suivre, et dont on parlera, longtemps... Pour impressionner de loin les populations arabes de Syrie, et parce qu'aussi bien c?est un ordre de parade classique, l'amiral Tryon a donc fait défiler l?escadre sur deux files parallèles séparées de 1 090 mètres. A suivre