C?est un grand-père et, à soixante-quinze ans passés, il est en haut d'un tilleul. Un grand et beau tilleul en fleur. L'un des plus beaux arbres de son pré. Comment a-t-il fait pour grimper là-haut avec sa patte raide de la guerre de 1914 et ses rhumatismes ? Mystère. Mais le grand-père Mangeot est dans son tilleul. Et il est fou furieux. ll a juré qu'il ne descendrait pas de là. Qu'on aille chercher les gendarmes, qu'on lâche les chiens, il restera là-haut. «Grand-père, allons, soyez raisonnable, on va vous prendre pour un fou ! ? AIlons, grand-père, vous aIlez vous faire mal... ? Grand-père, ça suffit maintenant ! ? Grand-père, si vous ne descendez pas tout seuI, on vient vous chercher !» Rien n'y fait. Toute la famille a supplié : le fils Louis, sa femme, la tante, les gosses, jusqu'au chien qui aboie frénétiquement au pied de l'arbre. Mais le grand-père tient bon depuis le matin. Levé à l'aube, il s'est débrouillé pour grimper en haut de l'arbre avec l?échelle de la grange, qu'il a ensuite repoussée du pied. Et à présent, il agonit d'injures tous ceux qui l'approchent. lI les traite de lâches, de voleurs, de bandits, d'hypocrites, de sagouins et du reste... S'il n'y avait que ça, le fils grimperait bien à l'échelle pour le déloger. Mais il n'y a pas que cela. Premièrement, le fils a tenté de mettre l'échelle, et le vieux l'a repoussée du pied. Deuxièmement, il s'est réfugié sur la branche la plus haute, et l'on ne voit que son visage furieux sous son chapeau noir. Troisièmement, il a montré le bout de son fusil, et quatrièmement, il a tiré en l'air une salve de sommation ! «Le premier qui monte, je lui donne du plomb dans les fesses !» En serait-il capable ? La famille ne jurerait pas le contraire ! Mais que faire d'autre, pour l'instant, que tenir conciliabule, rameuter les voisins et envisager d'appeler les gendarmes ? C'est que le cas est grave. D'ailleurs, pour que le grand-père se soit réfugié dans son tilleul, il faut que le cas soit grave. Jusqu'à hier, personne n?avait osé dire au grand-père ce qui aIlait arriver. Et la famille a eu tort. La ferme est vendue, il faut partir, et il faut partir aujourd'hui. Les autres le savent depuis longtemps, voilà six mois que le fils a signé. Hypothèques, échéances impossibles l'y ont contraint. ll en a le droit, Louis a quarante ans, la ferme est à son nom, et il ira travailler en ville. La tante ira dans une maison de vieux ; elle en a le droit, elle a quatre-vingts ans... Et les gosses iront à l'école technique apprendre un métier. Ils en ont le droit, la terre ne paie plus. C'était ça, les arguments de Louis. Et c'est sur ce dernier argument que le grand-père a hurlé le plus fort : «La terre ne paie plus ! Elle ne paie plus parce que vous êtes une bande de fainéants et une bande de voleurs ! De mon temps, elle payait, la terre !» Hier soir, la discussion a été dure. ll ne voulait pas croire que Louis avait fait ça : vendre sans rien lui dire, organiser un déménagement sans rien lui dire ! On le croyait déjà mort, ma parole. Pourquoi ne pas lui dire ? Pour une simple et unique raison : ses colères et son entêtement. Louis s'était dit : «On lui dira la veille, comme ça il ne hurlera qu'une fois et il sera bien obligé de partir avec nous, puisqu'on s'en va.» Erreur. Profonde erreur. La preuve. Après avoir menacé d'écharper son fils, de rosser sa femme, d'étrangler tout le monde, le grand-père est tout seul, là-haut, dans son tilleul. A son âge, et avec un fusil ! «Si vous sortez une seule valise, je tire sur tout ce qui bouge !» Alors la famille discute, et Louis, rouge de colère, à bout d'arguments depuis bientôt trois heures d?affilée, veut aIler chercher les gendarmes. ll connaît trop son père. Tout cela tournera mal. Une dernière fois, on expédie la tante en émissaire au pied du tilleul. La tante Marthe est la s?ur aînée du grand-père, elle a quatre-vingts ans. (à suivre...)