Le 1er juillet 1971, à Cleveland, Ohio, Etats-Unis, dans le cabinet feutré d'un psychiatre, s'affrontent un père et son fils. Le père, Howard, quarante-cinq ans, le fils Michell, quatorze ans. Le père raconte au psychiatre pourquoi il a jugé bon de lui amener son fils. Depuis quelque temps, Michel est agressif. ll dort mal, il mange mal, il s'habille mal, il parle mal et répond mal. La vie avec lui devient impossible. «Depuis quand ?» demande le psychiatre. Le père cherche et le fils répond : «Depuis que mon père m'a retiré de chez ma grand-mère. C'est d'ailleurs lui qui le dit !» Le père grimace, fait remarquer au psychiatre à quel point son fils est agressif, même devant lui, et confirme néanmoins cette réflexion en y ajoutant des nuances importantes : Michell est son fils unique, il a perdu sa mère depuis deux ans. On l'avait donc confié à sa grand-mère maternelle. Et puis, le père s'est remarié cette année, il a voulu reprendre son fils avec lui, et depuis, rien ne va. Il répond à sa belle-mère, il fait de la peine à son père et se conduit comme un vaurien. Ayant exposé les symptômes, le père attend le diagnostic. Le psychiatre hoche la tête d'un air entendu, il a compris, et Dieu que c'est simple. Il fait sortir le père et interroge l?enfant dans le secret de son cabinet ouaté. Quelle est la version de Michell ? Secret professionnel, le père ne le saura pas. Mais le diagnostic, lui, peut se dire. L'homme de science le détaille avec une onctuosité toute professionnelle : «Cher monsieur, il apparaît évident que le jeune garçon souffre d'une névrose émotionnelle que j'appellerai provisoirement et pour me faire comprendre la ??névrose du père??. Je ne vais pas vous faire un cours, mais rassurez-vous, une psychanalyse légère mettra fin à tout cela. Une séance par semaine. Vous avez bien fait de me consulter... Plus on la prend jeune, et mieux la névrose se passe..» Voilà le père rassuré et dégagé de toute responsabilité. Puisque l'éminent spécialiste le dit, c'est que Michell est névrosé. Ce n'est pas sa faute s'il répond mal, il aura donc la grande joie de ne pas être puni et de retourner chez sa grand-mère pour les vacances. A condition de ne pas oublier chaque lundi sa petite séance de psychothérapie. Au fond Michell s'en moque. Il ne voit qu'un avantage à tout cela, c'est qu'il va retourner chez sa grand-mère pour les vacances. Merveilleuse grand-mère Sarah, merveilleuse vieille dame de soixante-quinze ans. Elle vit seule depuis bien des années, après avoir perdu son mari, puis sa fille. Pourtant grand-mère Sarah n'est pas une grand-mère triste, au contraire. Elle a une passion pour tout ce qui vit : les enfants, les oiseaux, les chats, les gens, la musique, le vent et la pluie. Elle adore son petit-fils et l'accueille à bras et à c?ur ouverts pour les grandes vacances. L'année qu'ils ont passée ensemble fut extraordinaire, pour lui comme pour elle. Elle avait perdu sa fille, lui avait perdu sa mère, ils s'étaient rejoints dans ce malheur et en avaient fait une complicité. Rien de morbide, mais au contraire de l'affection, de la joie à être ensemble, à discuter ensemble. L'association de deux poètes. Grand-mère disait toujours à son gendre : «Ce garçon a besoin de tendresse et de rêve, il est ??mon?? petit-fils et il est de ??mon?? sang, je le connais mieux que vous, vous n'êtes que son père !» Aujourd'hui, grand-mère Sarah, après avoir épanché sa tendresse avec le petit-fils, regarde le gendre bien en face : «Qu'est-ce qui ne va pas ?» Et le gendre raconte le point de vue du psychiatre, dont il a fait le sien avec soulagement. «Foutaises !» dit la grand-mère. Mais le gendre insiste : il y a nécessité de psychanalyse, il s'agit d'une véritable névrose, il faut à Michell une séance par semaine sur le canapé du psychiatre. Alors là ! là ! la grand-mère se fâche tout rouge. Névrosé, son petit-fils ? Mais c'est l'Amérique tout entière qui est névrosée, à ce compte-là ! (à suivre...)