Sergueï Bakinski se réveille, un matin de janvier 1936, et n'en croit pas ses yeux : la mer Caspienne est complètement gelée ! Or la Caspienne est, en principe, une mer tempérée, située à peu près à la même latitude que la France. Pour Sergueï Bakinski et tout son village de pêcheurs, c'est une catastrophe. Plus moyen de pêcher, donc de manger. Et tous les villages voisins sont dans la même situation ! Les bateaux de pêche sont prisonniers de la glace, dans leurs petits ports. C'est un spectacle de pôle Nord? Immédiatement, les chefs de plusieurs villages se rassemblent autour de Sergueï Bakinski. Il représente une autorité dans le village. Il est le chef de la coopérative locale du caviar. Tous ces pêcheurs vivent de la pêche de l'esturgeon, à la bonne saison, et de la préparation du caviar. L'hiver, les ?ufs d'esturgeon lavés sont mis en tonnelets, où ils restent pendant sept ou huit mois. Régulièrement, il faut changer la saumure, après quoi les pêcheurs livrent les tonneaux à l'Office d'exportation soviétique. Car le caviar est une fortune nationale. Mais évidemment pas pour ces pêcheurs, qui n'en mangent jamais. lIs vivent dans des cabanes de bois, se contentent du maigre salaire alloué par le kolkhoze et s'estiment bien contents quand ils mangent de la sardine. Donc, ce matin-là, les chefs de la communauté des pêcheurs se rassemblent autour de Sergueï Bakinski et lui disent : «Sergueï, la mer est gelée. Que va-t-on manger ? On ne peut plus pêcher.» L'allusion est claire, car il y a, dans le hangar du kolkhoze, douze petits tonneaux de 35 kilos chacun, quand même, et qui attendent le printemps pour être livrés. Et Sergueï, en tant que chef, en a la garde et la responsabilité. Il répond immédiatement : «Je ne sais pas ce que nous allons faire, mais pas question de toucher au caviar !» Il faut comprendre Sergueï. Ces 420 kilos de caviar appartiennent à l'Etat, et représentent une fortune, au prix de détail de la boîte de 100 grammes. En manger, pour les pêcheurs, serait un grave délit. Mais les pêcheurs, bien que conscients de la valeur du trésor, ne sont pas d'accord. «Facile à dire ! Tu es célibataire ! Mais nos familles, nos femmes, nos enfants ? Tu crois qu'on va nous envoyer des vivres ? Tu rêves ! Si la Caspienne est gelée, c'est que toute la Russie est changée en glaçon ! Il faut nous débrouiller nous-mêmes. C'est un cas de force majeure : il faut manger le caviar !» Mais Sergueï, éperdument conscient de ses responsabilités vis-à-vis de l'Etat, répond : «Nous allons continuer à pêcher et, puisque nos bateaux sont prisonniers, nous allons transporter nos villages au large, au bord de la banquise. Elle s'arrête bien quelque part, avant la côte de l'Iran ! Nous reconstruirons nos cabanes et nous pêcherons au bord de la glace.» La décision de Sergueï n'est pas si folle qu'elle en a l'air au premier abord. Il sait que cette partie nord de la Caspienne est de très faible profondeur sur des kilomètres, et que le fond est en pente très douce. Il n'y a que quelques mètres d'eau et, par ce froid exceptionnel, la couche de glace est très solide et durera sûrement plusieurs jours, sinon plusieurs semaines. Sa solution d'émigrer au large, et à pied, est, a priori, la seule valable. Une seule objection est faite : et le caviar ? Qu'en fait-on ? Sergueï répond qu'il n'est pas question de l'abandonner, et ils l'emportent avec eux. (à suivre...)