En septembre 1939, dans une petite ville de Normandie, un groupe silencieux entoure le garde champêtre qui colle sur le panneau municipal l'affiche de la mobilisation générale. Dans le groupe, un homme laisse échapper un juron. «Alors Lucien, toi aussi t'es de la charrette ?» L'interpellé détourne la tête. Il en est. La classe 27 est en plein dedans. Lucien Barmeul a trente-deux ans et doit, comme des milliers d'autres, rejoindre par les voies les plus rapides son centre mobilisateur. «T'en fais pas, mon gars, on les aura !» Ceci est la formule consacrée, mais Lucien Barmeul ne répond pas. Pour lui, la guerre c'est avant tout la fermeture de sa boutique de cordonnier qu'il a eu tellement de mal à acheter. Il lui en a fallu des journées de travail pour y arriver, et maintenant il faut mettre une pancarte : «fermé pour cause de mobilisation». Lucien fait sa valise, mêle quelques larmes à celles de son père et de sa s?ur, serre des mains, agite son mouchoir, se mouche un bon coup et, au milieu des chants et des rires, s'en va faire sa guerre comme tout le monde. Ne sait quand reviendra. Parti sur l'air de Malborough, il arrive à la caserne sur celui de La Madelon, ayant vidé quelques canettes de bière généreusement distribuées par les dames de la Croix-Rouge. «Allez, les petits gars, tous à Berlin.» Ceci est la deuxième formule consacrée. Dans la cour de la caserne, Lucien Barmeul s'agglutine à l'immense file des rappelés. Grain de sable dans cet océan de «bêtes à fusil» qui, de civils, vont passer soldats et troquer un nom propre contre un matricule. Après deux heures de piétinement, Barmeul Lucien arrive devant les tables encombrées de dossiers, derrière lesquelles s'agitent ces «messieurs de la paperasse». Une belle pagaille, pense le cordonnier. Comment peuvent-ils s'y retrouver dans tout cela, et vont-ils s'y retrouver ? «Ton livret ?» Barmeul Lucien tend le précieux document qui dormait dans un tiroir du buffet depuis dix ans. «Ton nom ?» Barmeul a un petit rire. «C'est marqué là !» En voilà une question stupide ! Le scribouillard a sous les yeux le livret militaire où son nom s'étale en toutes lettres, bien lisiblement. Le préposé aux écritures lève un ?il torve vers le «petzouille» qui a l'audace de répliquer. Il fait la guerre derrière son bureau, lui, pas l'humour. «Je te demande ton nom !» Le ton utilisé par le «recruteur» est si agressif que le cordonnier regrette d'avoir lancé sa boutade. Pour des bêtises pareilles, on se retrouve dans un bataillon disciplinaire. «Barmeul Lucien, Timothée, Georges, né le 12 janvier 1907, fils de...» Tandis qu'il débite son identité complète, l'employé aux écritures se met à feuilleter son registre avec une certaine nervosité. On dirait tout à coup que ce que lui raconte Barmeul ne l'intéresse plus du tout. Le rappelé en est au nom de sa mère lorsque le doigt du scribouillard s'arrête sur une ligne du registre. «Tu dis bien, fils de Georgette Barmeul, née à Soligny ? ? Aucun doute là-dessus, c'est bien moi !» Le préposé lève lentement et méchamment les yeux vers l'intéressé. «A d'autres !» Barmeul accuse le coup. «Comment ça, à d'autres ?» L'employé aux écritures pose le livret de côté et, pointant un doigt vers le cahier, annonce avec un petit rire dans la voix : «Ce Barmeul-là, figure-toi que je l'ai déjà recensé ce matin.» Et il ajoute : «Mets-toi de côté, on verra tout ça tout à l'heure !» (à suivre...)