Le camarade recruteur chargé de la main-d'?uvre pour la Sibérie, à Moscou, en 1953, n'y comprend plus rien. C'est le quatrième Moscovite qui se présente en trois mois pour aller travailler chez les Yakoutes, et volontairement. C'est le monde renversé ! Un volontaire pour la Sibérie, déjà, à Moscou en 1953, ça se remarque. De nos jours aussi, d'ailleurs. Mais un volontaire pour la Yakoutie ne peut être que fou. Ou alors il a ses raisons. Et pas n'importe quelles raisons. Car la Yakoutie, il faut le savoir, c'est la Sibérie orientale, c'est-à-dire moins 40 degrés l'hiver. Il fait beau l'été, mais cela ne dure qu'un mois, du 15 juillet au 15 août à peu près. Beau, c'est-à-dire qu'il ne fait jamais que 0 degré. A part cela, la Yakoutie est une région tranquille, avec 0,2 habitant au kilomètre carré. Quatre volontaires moscovites en trois mois vont faire monter la démographie. lIs vont se marcher dessus en Yakoutie, c'est ce que pense le camarade recruteur au moment de tamponner le titre de transport de Vladimir Mikhaïlovitch. Et Vladimir Mikhaïlovitch est emporté par le Transsibérien : Kouibichev-Novossibirsk, huit jours de mélèzes fantomatiques, de bouleaux frigorifiés, de lacs gelés et, à Yakoutsk, tout le monde descend. Tout le monde c?est-à-dire Vladimir et un sac de courrier qui s'enfonce derrière lui dans la neige avec un bruit mat. Ce qu'ignore le camarade recruteur, c'est que le camarade VIadimir est venu pratiquer ici ce que l'on appelle, sous le manteau et entre initiés, le suicide à la Yakoute ainsi que le pratiquaient beaucoup de maris soviétiques, surtout dans les années cinquante. Vladimir se sent brimé dans son ménage par une épouse autoritaire et musclée à qui on ne raconte pas d'histoire du genre : j'ai rencontré un vieux copain de cellule... Parce que pendant la guerre, tandis que monsieur était prisonnier, elle a fabriqué des obus. En reconnaissance de quoi le régime stalinien lui a conféré non seulement la gloire, mais aussi la puissance, à défaut de féminité. La révolution ne peut pas tout donner. Le résultat est que, huit ans après la guerre, leur bonheur conjugal donne encore ceci : «Vladimir, va fumer sur le palier !» Sur ce point, VIadimir n'est pas le seul. Car on se retrouve entre maris fumeurs sur les paliers des HLM de Moscou. On discute, on compare sa situation... Tant et si bien que le soir, en rentrant, VIadimir a fini par s'arrêter de lui-même à l'étage pour fumer avec les autres, avant d'affronter sa harpie. Il faut dire que sa mégère est la moins apprivoisée de toutes. Elle s'appelle Vania. Mais ce prénom charmant désigne, hélas, une Géorgienne aux grands pieds, d'aspect monolithique et aux propos monotones. Pas un seul jour elle ne manque de lui rappeler SA guerre ! D'ailleurs, au cas où Vladimir l'oublierait, il y a l'affiche ! L'affiche officielle de l'effort de guerre, pour laquelle sa femme a posé. Le peintre du régime a représenté Vania, le fichu hardiment noué sous le menton massif, le regard fixé sur la ligne bleue des Carpates et le poing comme un marteau-pilon écrasant un «panzer» à croix gammée, comme elle aplatirait un blinis. Et chaque soir, Vladimir Mikhaïlovitch s'endort face à l'icône vengeresse, dont l'original, bien entendu, lui tourne obstinément le dos. Il arrive à Vladimir de rêver que c'est lui que Vania écrase en lieu et place du panzer. Vladimir voudrait bien divorcer. C'est très facile de divorcer, en URSS, d'autant qu'ils n'ont pas d'enfant. Mais il va falloir verser une pension à Vania ! Elle l'a prévenu. Elle fera jouer le fait qu'il est ingénieur, alors qu'elle n'est qu'«adjudant de surveillance» dans le métro de Moscou. Et elle a sa mère à charge. Et, surtout, elle n'a rien à se reprocher théoriquement et dialectiquement parIant. D'autre part, la pension est obligatoire... Alors il n'y a pas d'issue, VIadimir devra payer cette pension TOUTE SA VIE ! Car il ne faut pas croire qu'elle va se remarier, l'héroïne de l'effort de guerre ! Non, non et non ! Un soir, elle le lui a bien dit en face : «J'aurai un amant, un membre du Parti, pas une mauviette comme toi ! Et toi, tu paieras la pension, toute ta vie ! Tu m'entends, VIadimir, toute ta vie !» (à suivre...)