Sur le village espagnol de la Rubia, dans la région de Valladolid, à trois heures de l'après-midi, règne un silence espagnol. C'est celui d'un village écrasé par la chaleur, où même les oiseaux se taisent. C'est surtout le silence des habitants qui, depuis quarante ans, ont appris à se taire, depuis la fin de la guerre civile. A quelques kilomètres de là, dans son bureau sévère, un garde civil a chaud : son drôle de chapeau de cuir bouilli est posé devant lui, sur la table. Il a laissé sur son front, à force d'être porté de la même façon depuis des années, un cercle rouge qui fait comme une ride. Le garde civil considère la jeune femme devant lui, et se dit : «Elle est folle !» Elle est entrée dans le bureau, agitée, pour lui dire ceci : «Je m'appelle Julia Perez, j'habite le village de la Rubia. Je viens vous dire que mon père, Eulogio Perez, n'a pas disparu lors de la guerre civile comme on l'a prétendu. Il se cache depuis trente-neuf ans dans la chambre à coucher de ma mère. Je viens le dénoncer.» Mais elle a l'air tellement sincère que le garde civil boucle son ceinturon, remet son drôle de chapeau et la suit. Ce qu'il va apprendre va le laisser pantois. Et Julia, cette fille de trente et un ans, qui vient dénoncer son père, va découvrir beaucoup plus qu'elle ne le croyait, car ceci est l'histoire du silence espagnol. En 1936, Eulogio Perez est maire du village de la Rubia, et il est maire socialiste. Dès les premiers jours de la guerre civile, il apprend que son père et son frère ont été fusillés. Par une nuit de juillet 1936, il s'enfuit dans la campagne et, se cachant le jour, marchant la nuit, tournant en rond dans la campagne, il va finalement se réfugier chez sa mère. Là, il apprend que sa femme est en prison et sa mère le cache pendant deux ans. En 1938, Josephina, la femme d'Eulogio, sort de prison, rentre à la maison et récupère leurs trois enfants dispersés chez les oncles et tantes. Eulogio ne peut pas résister. Au milieu de la nuit, il traverse la rue du village et va frapper à la porte de chez lui. «C'est moi... Eulogio ! N'aie pas peur... Ouvre-moi... Dépêche-toi !» C'est ainsi que commence la vie cachée d'Eulogio, du moins ce qu'il croit être sa vie cachée. Il ne sort plus de la chambre à coucher, car la maison est une petite ferme au bout du village. Avant la guerre civile, Eulogio et sa femme y élevaient quelques vaches, des chèvres, des lapins et des poules. Mais depuis le début des combats et après la disparition d'Eulogio, sa femme a dû tout abandonner. Une femme seule avec trois enfants ne peut pas tenir une ferme, d'autant qu'elle n'y connaît rien ; d'ailleurs, tout a été réquisitionné. C'est pourquoi elle s'est mise à travailler dans une usine à Valladolid. Au début de la réclusion d'Eulogio, elle prend donc le car tous les matins et rentre le soir, faisant vivre, avec son maigre salaire, son mari et ses trois enfants. Les enfants ne doivent pas parler de leur père, la mère les a sermonnés : «Pas un mot dans le village !» Ils ne doivent dire à personne que leur père est à la maison, ni aux copains ni au curé et surtout pas à l'instituteur. S'ils disent un mot, un seul, a dit la mère, on viendra chercher leur père pour le fusiller. Les enfants qui naissent dans la guerre, s'ils en réchappent, mûrissent très vite et les enfants d'Eulogio et de Josephina se taisent. Ils ont compris. C'est Eulogio qui, au bout de trois ans, n'en peut plus de cette inactivité, et dit à sa femme : «Tu vas racheter une vache, quelques poules et une chèvre. Laisse ton travail à l'usine, nous allons recommencer à exploiter la ferme.» (à suivre...)