Premier mars, date fatidique à S., village jurassien comme on n'en fait plus, perdu entre les cascades, les forêts profondes de sombres sapins et les brouillards jaunes qui noient maisons, bêtes et gens, brouillards moroses qui ne portent pas à l'optimisme, surtout en ces temps si durs qui dépeuplent les hameaux. 1er mars, date fatidique car, suite au remembrement, ce jour-là est la date limite pour que chaque propriétaire abatte les arbres qui poussent sur les parcelles qui vont changer de propriétaire. Le remembrement, rappelons-le, est l'opération qui consiste à faire des échanges de parcelles afin qu'un propriétaire, quel qu'il soit, se retrouve avec un terrain d'un seul tenant. Tout ça est très bien sur le papier, sur le cadastre. Mais sur le terrain, le paysan, attaché à sa terre, habitué au visage de ses terrains, ne voit pas toujours les choses d'un ?il indifférent : c'est un peu comme si on lui disait qu?on va lui arracher ses propres enfants pour les échanger contre les enfants des autres, qui lui correspondraient mieux par la taille, la couleur des yeux ou celle des cheveux. Marcel C., paysan, propriétaire aujourd'hui retraité, fait partie de ceux qui ne comprennent pas le remembrement. Il n'est d'ailleurs pas le seul à S. Les gens du pays, depuis des siècles refermés sur eux-mêmes, ayant peu de contacts avec le monde extérieur, tiennent à leurs parcelles, même les plus petites, même les plus éloignées de leur habitation. Marcel, la hache à la main, occupe ses loisirs de retraité à tailler, couper, élaguer. Comme beaucoup de ses concitoyens, Marcel n'apprécie vraiment que les gens de son village. Ici, la plupart des villageois ont plus de soixante ans. Ils ont passé l'âge où l'on entreprend. Ils regardent d?un mauvais ?il l'étranger, Charles T., arrivé d'un village «lointain», distant de dix kilomètres. Charles n'est à S. que depuis 1969. Ici, au bout de vingt ans, on est toujours un étranger. Dès son arrivée, Charles innove et se met à «faire du mouton» : le succès couronne ses efforts. On n'aime pas les moutons dans ce pays à vaches. L'argent rentre pourtant et la jalousie s'installe. D'autant plus que Charles se met à acheter des parcelles stériles qui jouxtent sa propriété : il fait lui-même son propre remembrement, à coups d'espèces sonnantes et trébuchantes. Charles achète encore, achète toujours : bientôt, son exploitation mesure quatre-vingt-cinq hectares, alors que la moyenne à S. est de vingt-cinq hectares à peine. En plus, à cause des moutons, Charles pose des barbelés autour de ses terres : ici, on n'a jamais vu ça... Le pire, c'est que Charles quitte S. tous les samedis soir pour aller passer des week-ends en ville. On ne le voit réapparaître que le lundi et il parcourt alors le pays avec l'autorité naturelle de celui qui sait où il va, qui n'a pas peur du lendemain. A S., les vieux, mélancoliques, conseillent à leurs enfants de partir à la ville pour s'y faire ouvriers. Charles, lui, fort de ses hectares et de son avenir, annonce à tous que Rémi, son fils, va reprendre l'exploitation. Une manière indirecte de traiter les autres villageois d'incapables et de dégonflés. Quand arrive le nouveau cadastre du remembrement, en 1991, toutes les jalousies, toutes les ranc?urs brouillent les yeux. Beaucoup estiment que Charles a reçu les meilleurs lots et nul ne doute des moyens qu'il a mis en ?uvre pour parvenir à ce résultat. Il a dû, c'est certain, «arroser». Quand on apprend que le 1er mars sera la date fatidique pour couper et enlever les bois des anciennes parcelles, chaque villageois sent qu'on va non seulement lui donner des parcelles pourries en échange des siennes, mais encore qu'il va perdre tout le capital représenté par les bois. C'est une ruée sur tout ce qui coupe ? haches, scies, tronçonneuses ? et tout le monde se met à tailler, mettre en cordes. Le terrain, dans cette folie collective, est taillé à ras. (à suivre...)