C'est un hiver de Suède, en 1920. Un hiver glacial et profond qui dure depuis des mois. Ce matin, tout est calme dans la vallée. Le brouillard blanc est suspendu au-dessus des chemins, les murs de glace sont immobiles au long des fossés. Tout est calme, d'un calme bizarre. Les parents ont envoyé les enfants à l'école. lIs n'auraient pas dû, car vers trois heures de l'après-midi, le ciel tourne à la catastrophe. D'un seul coup, le vent tourbillonne et court dans la vallée de hameau en hameau, soulevant d'immenses voiles de neige et creusant des sentiers inattendus. L'instituteur est inquiet. Les hommes quittent leurs maisons éparpillées dans la vallée pour venir chercher les enfants en traîneau. Le temps presse, on ne voit déjà plus les arbres et le vent, devenu blizzard, draine des aiguilles de glace qui giflent cruellement les visages. Parmi les enfants qui habitent trop loin pour rentrer seuls, trois ont de la chance : Inge, quinze ans, Erik, neuf ans, et Johana, sept ans. Leur père a vu changer le temps avant les autres ; il est déjà là, avec le traîneau et la jument, une brave vieille bête nommée Gala, qui connaît par c?ur le chemin de la maison. Le père a accumulé les couvertures dans le traîneau réservé aux enfants. Il monte son propre cheval. Les trois enfants courent dans la tempête vers le traîneau et s'y entassent joyeusement. La jument attend l'ordre de faire demi-tour pour rentrer. La maison est à trois kilomètres de l?école. Le père, lui, emmitoufle la tête de son cheval, il va mettre le pied à l'étrier et, en une seconde, c'est le désastre. Personne n'a le temps de réagir, ni le père ni les enfants... Une déflagration terrifiante a fait se cabrer la vieille jument et l'éclair a fait une plaie lumineuse dans le ciel noir. Le vent a grondé en même temps. La bête a démarré en trombe, rênes pendantes, tirant le traîneau à une vitesse folle sur la neige. C'était imprévisible. Un éclair en pleine tempête de neige et de vent... C'est comme si le diable s'en mêlait. Sol blanc, ciel noir, c'est une vision d'un autre monde. Inge, la fille aînée, tente de se redresser dans le traîneau en appelant l'animal, mais il n'y a rien à faire et il lui est impossible d'attraper les rênes à cette vitesse. Dans le brouillard de neige qui les enveloppe, Inge ne se rend même pas compte que la jument a pris la mauvaise direction. La tempête s'est déclenchée en quelques secondes et l'on ne voit plus rien qu'un brouillard blanc. Le père, lui, a pris du retard, il tournait le dos et n'a pas vu la direction prise par le traîneau. Il sait que ce n'est pas la bonne, mais laquelle ? Droite, gauche ? Vers la forêt ? Vers le torrent ? Il n'y a plus de chemin précis puisque tout est blanc et le vent efface les empreintes en quelques secondes. Inge s'est aplatie au fond du traîneau, avec son frère et sa s?ur qu'elle maintient de ses deux bras. Elle n'a pas vraiment peur, persuadée que la jument a pris le chemin de la maison, comme d'habitude. D'ailleurs, Erik et Johana, ravis, s'imaginent faire la course avec leur père et encouragent la jument de la voix : «Vas-y, Gala... vas-y...» Ils ne se rendent pas compte du danger. Après quelques minutes de course folle, beaucoup trop folle pour son grand âge, Gala se calme, ralentit et finit par s'arrêter, naseaux écumants, dans la tempête. Inge peut alors récupérer les rênes, mais hésite sur la direction à prendre. Aucun point de repère, pas un arbre visible, pas un toit. La jument elle-même semble déconcertée, effrayée par ce mur blanc qui déferle à plus de 100 km/h autour d'eux. Une pellicule de glace se forme rapidement sur ses naseaux. Erik et Johana, apeurés maintenant, suivent les ordres de leur s?ur aînée. Avec leurs gants, ils frottent le nez de Gala et lui entourent la bouche d'une écharpe de laine. Puis Inge tente de faire avancer l'animal. Il faudrait trouver un repère quelconque et surtout ne pas s'affoler. (à suivre...)