Cinquante-cinq ans, Américain moyen de l'Amérique profonde, cravate ficelle et haute stature, Rusty M. était expert comptable en Arizona. Trente ans de mariage, trois grands enfants, une maison, une voiture, un bateau ancré au port de San Diego, sa vie s'écoulait selon le rythme de l'American way of life. S'écoulait, car, depuis deux ans, il réside toujours en Arizona, mais à la prison d'Etat. Car l'american way of life a parfois des dessous peu ordinaires. «Plaidez-vous coupable ou non coupable ? ? Non coupable, Votre Honneur.» Son Honneur qui préside le tribunal, en ce joli mois de mai 1992, enregistre sans broncher la déclaration. Mais, dans la saIle, la famille soupire. ll y a là l'aînée des filles, Dawna, vingt-huit ans, chanteuse, sa s?ur cadette, Cindy, vingt-trois ans, employée comme serveuse dans un bar, et Randy, le fils aîné, trente-quatre ans. Dawna, aussi brune que sa s?ur est blonde, est à l'origine de ce procès criminel. C'est elle qui a mené l'enquête, elle qui a découvert les preuves, les témoins. Et c?est elle qui accuse son père du meurtre de leur mère. Avant son inculpation, en mars 1990, Rusty prétendait déjà à l'innocence. ll ignorait même complètement, disait-il, ce qu'était devenue sa femme, Ruby, quarante-sept ans, mère au foyer, disparue sans explication le 4 juin 1989. Depuis, entre le père et la fille, c'est le jeu du chat et de la souris. Dawna est le chat, son père la souris. L'histoire que vont entendre les jurés est l'histoire d'une obstination, celle de Dawna. Des yeux noirs d'Indienne, comme sa mère, des pommettes hautes, un joli front bas et têtu, autour duquel s'envole une crinière de cheveux sombres. La musique est sa passion, elle traîne une guitare plus grosse qu'elle. Elle vit dans un studio qui les contient à peine toutes les deux, avec son espoir de réussite, son rêve d'atteindre le niveau des meilleurs, de faire un jour un disque, puis un clip vidéo. Personne n'aurait cru que cette musicienne en jupon se transformerait en détective privé, en accusatrice, et déposerait aujourd'hui, devant ce tribunal, l'énorme dossier de ses trouvailles. Tout commence le 4 juin 1989, le jour où sa s?ur cadette lui téléphone, angoissée : «Maman a disparu. Elle s'est disputée avec papa toute la soirée, je ne sais pas ce qui s'est passé ! J'ai peur. Est-ce que papa est avec toi ? ? Non. Il a téléphoné sur la route, sa voiture est tombée en panne avant Los Angeles. ll m'a dit qu'il retournait chez nous dans une voiture de location.» Dawna attend son père : ce jour-là justement, il a promis de lui présenter un imprésario. Mais sa mère disparue après une dispute, la voiture de son père en panne, c'est trop pour Dawna ; une triste intuition la fait sauter dans un avion pour sa ville natale. Elle affronte aussitôt son père : «Que s'est-il passé ? ? Je crois qu'elle m'a quitté. ? Comment ça, quitté ? Pourquoi ? ? Je n'en sais rien. Et je n'ai pas envie d'en parler.» ll a l'air égaré, les yeux un peu fixes. Il se tait. Dawna passe une nuit d'angoisse dans la maison familiale, instaIlée sur le canapé, effrayée, un petit pistolet automatique à portée de la main. Elle se sent menacée, et par son propre père... Elle a la nette impression qu'il a quelque chose à voir dans la disparition de sa mère. Il y a des raisons à cela, qu'elle explique aux jurés dans son témoignage : «Mon père avait déjà eu une maîtresse. Il le niait, mais j'ai appris un jour qu?il avait une liaison avec la s?ur de ma mère. On s'en était expliqué, il prétendait que ?bien que n'ayant pas épousé la bonne des deux s?urs, il resterait avec maman toute sa vie?.» Le lendemain, Dawna prévient la police, qui inspecte la maison. Cindy, la s?ur cadette, indique que sa mère gardait toujours une arme, un calibre 22, au-dessus d'une penderie. L'arme ne s'y trouve plus. L'inspecteur examine la chambre à coucher des parents. Il n'y a aucune trace de lutte, pas de désordre, le lit est fait. (à suivre...) D?après Pierre Bellemare