Délivrance Le patient, qui parvient à se libérer des tensions psychiques, se sent effectivement mieux et peut reprendre sa place dans la société. Les vieilles personnes de La Casbah se rappellent peut-être ces gens de Sidi Blal, ou plutôt du diwan de Sidi Blal, qui tenait une maison dans l?enceinte de la vieille ville. Dar Sidi Blal ou dar Bambara ? du nom de l?ethnie africaine qui fournissait les officiants ? était le haut lieu de la capitale où on invoquait les démons et les génies, avec force cérémonies et incantations. Il ne reste plus grand-chose des rites d?antan, à l?exception de Baba Salem, membre de la confrérie qui, poussant un b?uf ou un chameau devant eux et battant le tambour, vont faire des quêtes dans les rues? Il faut dire que la confrérie était majoritairement composée de Noirs, venus principalement du Mali (l?ancien Soudan), des Noirs qui prétendaient descendre de Billal al-Habachi, le muezzin du Prophète, d?où le nom que les fidèles de la confrérie se donnaient : Oulad Sidi Blal, les enfants de Billal. Autrefois, les rites étaient réguliers, comprenant principalement un sacrifice (volaille et petit bétail), le mercredi, à Sebaâ ?aïoun (les Sept fontaines) et chaque année, au printemps, le sacrifice du taureau. D?autres rites et sacrifices ponctuaient les festivités du calendrier musulman : Aïds, Mouloud, Achoura? De grandes fêtes étaient organisées le jour de Qassam larzaq, le Partage des destins, qui coïncide avec le 15 du mois de chaâbane : cette nuit-là, en effet, on croit que Dieu procède au partage des destins, fixant les naissances, les décès, la fortune?On dansait, on faisait des invocations, on appelait les esprits bienfaisants. Mais dar Sidi Blal était aussi connu comme un haut lieu d?exorcisme. On s?y rendait pour soigner les malades, notamment ceux que l?on croyait possédés par les djinns. C?est dans une grande pièce de la maison, appelée bayt rrdjal Allah (la maison des hommes de Dieu, c?est-à-dire les génies), que l?on procédait aux derdbas ou danses extatiques, qui sont aussi des danses curatives. Dans le bruit assourdissant des tambours et des tambourins, on «pousse» le djinn à s?extérioriser et à quitter la personne qu?il possède. Les joueurs d?instruments connaissaient l?air qui convenait à chaque djinn et le jouaient jusqu?à ce qu?il réagisse. En fait, il s?agit de trouver la musique qui convient à chaque état psychique : le malade, à qui on fait croire que «son» djinn a un air, réagit aussitôt qu?il l?entend. Les Ouled Sidi Blal, comme tous les exorcistes, jouent sur la persuasion ; et il faut dire que ce procédé réussit souvent. Le patient, qui parvient à se libérer des tensions psychiques, se sent effectivement mieux et peut reprendre sa place dans la société. C?est le principe même de la catharsis, tel qu?il était connu des anciens Grecs et qu?Aristote définit dans sa Poétique comme «un pouvoir de purification des passions de l?âme du spectateur». Une personne tendue ou angoissée qui assiste à un spectacle (et dans notre cas, y participe), libère, sous le mode de l?émotion, ses tensions et ses angoisses. La psychanalyse considère même le fait de faire parler un malade de ses troubles comme un fait pouvant entraîner la guérison : la parole est aussi une libération des peurs et des traumatismes. Dans les derdbas, le meneur est un homme, mais on peut aussi rencontrer des femmes qui sont aussi expertes que leurs collègues de l?autre sexe ; elles procèdent aux rites puis entraînent les autres dans la danse mystique. Et elles peuvent danser pendant plusieurs heures sans se lasser, se rouler sur le sol, faire des sauts? On dit alors que c?est son djinn qui la dirige. (à suivre...)