Semcha avait beau empoisonner les mets qu?ils mangeaient, le prince et la reine se portaient à merveille. Chaque nuit, Redjêlet introduisait des mercenaires dans la chambre du prince pour l?assassiner dans son sommeil. Mais, chaque fois, une main invisible les désarmait et les malfaiteurs, affolés, s?enfuyaient. Un jour, à bout de patience, Redjêlet dit à sa mère : «On n?est jamais mieux servi que par soi-même.» Et le soir même, à table, Redjêlet, contrairement à son habitude, se mit à parler de la traque au hérisson : «Nous n?avons pas besoin d?arme pour prendre notre proie car l?animal se capture grâce à la lumière !», dit-il à Badr-Eddine qui s?étonna. Puis il reprit : «Le hérisson est un animal de l?ombre ; dès qu?on l?aperçoit au clair de lune, on approche de lui une torche et la lumière l?éblouit.» «Mais comment faites-vous donc pour l?attraper ?», demanda le prince, intéressé. «Aveuglé par la lumière, le hérisson s?immobilise et se met en boule, alors, à l?aide d?un bâton, on le fait rouler dans un sac.» Puis il demanda, avec un rictus qui se voulait sourire : «Cette nuit, nous allons chasser le hérisson. Voudrais-tu nous faire l?honneur de venir avec nous, cher frère ?» Le prince ne put qu?accepter. Mais quand Badr-Eddine voulut aller chercher le cheval d?Eclair et de tonnerre, Redjêlet lui dit : «On ira à pied car le cheval effraie la proie.» Et quand le prince voulut aussi aller chercher son sabre, Redjêlet lui rappela : «Nous n?avons besoin que de nos torches !» Abandonnant son sabre et son cheval, Badr-Eddine suivit son frère. Comme il faisait nuit noire car la lune s?était voilé la face, on ne débusqua pas de hérisson. Fatigué, Badr-Eddine s?allongea au pied d?un arbre et ne tarda pas à s?endormir. Le nain se saisit alors d?une branche d?arbre qu?il tailla en pic et, rageusement, creva les deux yeux du prince ! La petite taille de Redjêlet et sa faiblesse ne lui permettant que ce crime, il cria en s?enfuyant : «Les bêtes de la forêt, cette nuit, termineront le travail pour moi !» Badr-Eddine hurla de douleur. Ivre de chagrin, il se leva et en titubant, avança à tâtons ; il finit par découvrir un arbre creux où il s?abrita pour la nuit. Au palais, sa mère s?aperçut que la fleur de lys avait perdu son éclat et son parfum enivrant. Elle courut chez le roi : «Sire, Badr-Eddine est en danger dans la forêt !» Semcha l?entendit et comprit que le complot de son fils avait réussi. Pour éviter que de l?aide ne soit envoyée au prince, elle versa rapidement du poison dans le café du roi. Dans la forêt, Badr-Eddine, tantôt se cognait aux arbres, tantôt trébuchait sur leurs racines, tombait à terre, mais avec courage se relevait aussitôt. C?est ainsi que le malheureux avançait difficilement parmi les arbres. Bientôt, le soleil devint brûlant. Le prince cherchait un peu d?ombre quand une sublime senteur de lys vint à lui ; peu à peu, le parfum le guida vers un lieu où il fut baigné par une douce fraîcheur. Dans cette oasis, il s?assit, s?adossant au tronc d?un arbre. Le prince remerciait Dieu de son aide lorsqu?il entendit, sur la branche d?un arbre voisin, un oiseau qui chantait son chagrin. «Maître de la forêt tout-puissant ! Mon petit oisillon a perdu la vue à l?instant. Je me rends à toi, je suis lié par mon serment. Maître de la forêt tout-puissant !» Ce chant était un long sanglot qui déchirait le silence. Soudain, des voix jaillirent de tous les troncs d?arbre de la forêt, des voix puissantes qui disaient : «Cueille quelques feuilles de l?arbre sacré contre lequel le prince est adossé ; Picore ces feuilles jusqu?à les réduire en brouet. Le matin, sur chaque ?il du petit Tu appliqueras, avec soin, cette bouillie ! L?oisillon, demain, reverra la lumière de midi.» Après bien des efforts, Badr-Eddine réussit à cueillir une brassée de feuilles ; il en glissa deux dans sa poche et se mit à mâcher lentement les autres, il les réduisit ainsi en purée qu?il appliqua avec soin sur le cratère de ses yeux : puis doucement, il s?allongea et attendit. (à suivre...)