Du bout des lèvres, il félicita Badr-Eddine et quand le roi lui offrit une selle brodée d?or et d?argent, Redjêlet ne tendit pas les bras pour la recevoir. Il s?agenouilla devant le roi et dit : «Majesté, vous avez offert à Badr-Eddine le cheval d?Eclair et de tonnerre, quant à moi, vous ne me donnez qu?une simple selle ! Pourtant je suis également votre fils !» Une rumeur s?éleva de l?assistance et tous les sujets interrogèrent du regard le roi. Alors, on vit Semcha, une belle servante, jadis maîtresse du roi, venir poser sa main sur l?épaule du nain en signe de soutien. Le roi se leva et déclara : «Je dois à ma femme, à mon fils, à ma bru et à mon peuple une explication.» Un silence de mort se fit dans la salle et le roi reprit : «Il y a longtemps, pour me remercier de mon hospitalité, un mendiant m?offrit une pomme que je devais donner à manger à la reine ; cet homme m?avait assuré que neuf mois plus tard j?aurais un héritier. J?en ai eu deux ! Ma femme, à qui j?avais donné la pomme, la mangea comme peut bien manger une reine un fruit : c?est-à-dire au trois quarts, et abandonna imprudemment le reste. Semcha que voilà, qui était ma favorite en ce temps-là, que Dieu me le pardonne, vola la pomme tronquée et la mangea en cachette. Elle avait avalé un quart de pomme qui ne lui était pas destiné, et accoucha, neuf mois plus tard, d?un quart d?homme. J?ai toujours subvenu aux besoins de la mère et de l?enfant. Les années ont passé et Redjêlet est devenu premier écuyer du roi, car tel était son désir.» Un vieillard à la barbe blanche se leva et dit : «Majesté ! Rétablis-le dans ses droits : le fils est innocent, ce sera pour lui un bien meilleur présent.» C?est ce que dictait la sagesse même et c?est ce que fit immédiatement le roi. La morale de cette histoire devint proverbiale, ne dit-on pas depuis : «Il y est entré écuyer, Il en est sorti héritier !» Malgré son titre et les égards que tout le monde à présent lui témoignait, Redjêlet était de plus en plus abject. Il était méchant et, se sachant maintenant intouchable, il devint encore plus cruel. Un jour, l?un des palefreniers attachés à son service, après avoir été insulté injustement par lui, fit remarquer : «Heureusement qu?il n?est que serpent, c?est-à-dire qu?il ne pique qu?avec sa langue !» Un autre serviteur lui répliqua : «Heureusement aussi pour nous qu?il n?a pas la force physique de Badr-Eddine !» Et le troisième reprit : «Dieu ne donne pas de cornes à la mule !» Cheval d?Eclair et de tonnerre entendit la conversation et la rapporta au prince en lui recommandant : «Méfie-toi de lui ! Son âme est plus étroite encore que son corps. je sens rôder la mort.» Un jour, Redjelêt aperçut sur la terrasse la princesse Mine que les servantes coiffaient. Ses cheveux lâchés tombaient jusqu?aux talons tel un écheveau de soie noire. Il en fut, immédiatement, éperdument amoureux. La nuit, il était incapable de dormir. Le poignard de la jalousie lui transperçait le c?ur ; s?il s?assoupissait enfin, l?imposante stature de Badr-Eddine, le magnifique étalon et surtout la belle Mine venaient alors le hanter. Dès qu?il se réveillait de ses affreux cauchemars, il se promettait : «J?aurai le cheval et la femme, quitte à défier pour cela l?enfer et ses flammes !» Privé de sommeil, il devint fiévreux et tomba malade. Une nuit, alors que Semcha le veillait, elle entendit ses divagations car il délirait souvent et parlait dans son sommeil agité. La mère perça le lourd secret du fils. Un matin qu?il était presque à l?agonie, Semcha, désespérée, lui promit :«Je hais, moi aussi, la reine et son fils ; conjuguons nos efforts et nous deviendrons les plus forts !» Redjêlet ouvrit alors un ?il, puis deux. Encouragée, la mère lui fit un aveu : «Ce soir, je les empoisonnerai tous deux !» Le cheval d?Eclair et de tonnerre les entendit, aussi conseilla-t-il à Badr-Eddine : «Je sens la mort rôder. La nuit, pose avant de dormir ton sabre d?argent sur tes vêtements. Laisse tomber aussi, par trois fois, ta bague sur la table avant de manger. Vous serez ainsi protégés, ta mère et toi, de tous les maux.» (à suivre...)