«Asseyez-vous, je vous prie?» Le jeune homme hésite un instant, avant de s'enfoncer dans les profondeurs cossues du fauteuil que lui propose Marc Ulmer, puis son regard monte vers le visage grave de son hôte qui le domine maintenant de toute sa condescendance. «Monsieur Pierre Moulin, il y a dans cette enveloppe tout ce qu'il faut pour gagner mon divorce et priver ainsi cette pauvre Jane de la fortune que je mettais à sa disposition. Votre imprudence, alliée à votre impudence, vous a perdu. Lorsque je vous ai engagé, voici un an, je n'aurais jamais soupçonné une telle trahison, venant d'un jeune homme qui allait tout me devoir.» Marc Ulmer marque un temps. Il jette un regard appuyé vers le portrait d'une jeune femme au sourire angélique qui trône sur son bureau. «Vous avez joué et vous avez perdu. L'un de nous est en trop dans cette maison et quand je dis en trop, je veux dire que l'un de nous doit disparaître définitivement, autrement dit que l'un de nous doit mourir.» Marc Ulmer prend une profonde respiration. Le visage de son jeune rival n'a pas sourcillé. «Il est très fort, pense le vieil homme, ou tout au moins il se croit très fort.» Comme ce n'est pas aux vieux singes qu'il faut apprendre à faire des grimaces, Marc Ulmer se réjouit à l'avance du bon tour qu'il va jouer à cette insolente jeunesse. Qui va craquer ? Lui, le jeune éphèbe qui se prend pour Don Juan, ou elle, la nymphette au c?ur d'artichaut ? «Monsieur Moulin, puisqu?en qualité d'offensé j'ai le choix des armes, je vous propose un duel singulier dans lequel le vaincu n'aura aucune chance de s'en sortir... Un duel au cyanure. Deux verres. L'un contient le poison, l'autre pas. Le poison aura été versé dans l'un des deux verres par une main innocente. Nous trinquons à la santé du vainqueur et on boit d'un trait. 50% de chances pour vous, 50% de chances pour moi. D'accord ?» Pierre Moulin lève un regard impassible sur celui dont il a trahi la confiance en devenant l'amant de sa femme. «J'accepte. ? Alors, un instant, je vais chercher Jane.» Tandis qu'il se rend dans la chambre de Jane pour la prier de venir les rejoindre au bureau, Marc Ulmer est satisfait de lui... Bien sûr, il n'a aucunement l'intention de voir cette comédie classique à trois se terminer par une tragédie. Il tient trop à la vie pour prendre le risque de la voir s'écourter d'une façon aussi stupide que brutale. Auteur de pièces à succès, il s'est trop souvent moqué des cocus pour ne pas en assumer toute la condition. Tout mari n'est-il pas un cocu en puissance, surtout lorsqu'il possède une charmante épouse qui pourrait être sa fille et qu'il a l'inconscience d'engager un jeune loup beau comme un dieu comme secrétaire ? Non. Marc Ulmer a pris cette idée de duel au poison dans une de ses pièces, tout simplement, et il veut apprécier la réaction que cette situation dramatique va provoquer chez Jane. Revenu avec son épouse dans le bureau, Marc la prie de s'asseoir dans le fauteuil voisin de celui de son amant et la met au courant de son projet. La réaction de la jeune femme est tout à fait celle qu'il attendait. Elle se dresse d'un bond l'?il horrifié. «Tu ne peux pas faire ça, c'est un crime ! ? Pas du tout, mon ange, c'est un duel, répond le mari en la priant de se rasseoir, puisque M. Moulin est d'accord.» Pierre confirme et Marc explique les règles du jeu : «Nous écrivons chacun une lettre notifiant notre intention de nous donner la mort par le poison, nous datons, nous signons et c'est tout. Cette formalité évitera les ennuis à celui qui restera. ? Mais c'est monstrueux ! Vous n'avez pas le droit...» (à suivre...)