Benjamin Fournel d?Avron gravit avec effort les dernières marches de l'escalier de bois qui conduisent aux combles de l'immeuble. Avec des gestes de somnambule, il sort la clef de sa poche et l'introduit dans la serrure. A chaque mouvement qu'il fait, il manque de tomber tant sa faiblesse est grande et il doit s'agripper au mur pour ne pas s'écrouler sur le sol. Voilà combien de jours qu'il n'a pas mangé ? Un jour, deux jours ? Trois peut-être. Avec les pièces de monnaie qu'il a glanées dans ses poches, il a tout juste pu se payer un café. Il était descendu pour téléphoner et puis il s'est posé la question : «A qui ?»... Tous les noms qui lui sont venus en mémoire auraient eu pour lui la même réponse : «Mon pauvre vieux, tu tombes mal, avec les frais que j'ai en ce moment...» Et la conclusion optimiste : «Mais ça va s'arranger, mon petit vieux, il ne faut pas désespérer, moi-même, il y a quelques années...» Seulement voilà, pour Benjamin Fournel d'Avron, cela fait près de dix ans que cela ne s'arrange pas. Dix ans de misère avec la faim qui vous tord l'estomac et que l'on trompe à coups de sandwiches et de cafés-crème dans lesquels on a glissé subrepticement six ou sept morceaux de sucre pour survivre. Pourtant, Benjamin Fournel d'Avron ne manque pas de talent. On peut même dire qu'il possède un gentil coup de crayon. Tous les éditeurs de bandes dessinées sont d'accord. Malheureusement, Fournel fait évoluer ses personnages dans un monde démodé. Toutes ses histoires reflètent une époque révolue, faites de maisons bourgeoises à porte cochère, où des domestiques à gilets rayés apportent sur des plateaux d'argent des billets parfumés destinés à la fille rougissante d'une douairière aussi emplumée qu'acariâtre. Il faut dire à sa décharge qu'il est lui-même tout autant démodé que ses créations. Qui pourrait supposer qu'en ces années 1950, quelqu'un puisse encore s'exhiber, en public, un monocle vissé sous l'arcade sourcilière ? Pourtant, c'est son cas. Pochette largement étalée, ?illet à la boutonnière, il n'a pas son pareil pour vous toiser en lançant d'une voix condescendante un «à qui ai-je l'honneur ?» digne du grand siècle. Mais on a beau vivre dans un autre monde, il faut bien revenir à la réalité quotidienne lorsqu'il s'agit de régler la note de gaz ou de payer une baguette de pain. Sous-alimenté depuis des années, Benjamin Fournel d'Avron, trente-deux ans, rentre chez lui, ce soir, pour mourir d'inanition. Après avoir refermé sa porte, il s'avance jusqu'à sa fenêtre qui donne sur les toits de Paris avec en fond la coupole du Panthéon. Six étages plus bas, la rue grouille de passants, ignorant tout du drame qui se déroule au-dessus de leur tête. Le dessinateur prend un papier, un crayon et trace d'une main hésitante cette simple phrase qui résume à elle seule le bilan de toute une existence : «Ce 10 juin 1952, je n'attends plus personne.» Après avoir déposé le papier bien en évidence sur la table, l'homme se traîne jusqu'à l'armoire, au prix de gros efforts, réussit à revêtir son costume de cérémonie, s'allonge sur son lit dans la position d'un gisant et sombre dans le néant. Il est 19h 11, et d'après le calendrier, le soleil se couchera dans quarante minutes très exactement. Lorsque Benjamin Fournel d'Avron reprend conscience, il est dans une vaste chambre aux murs tendus de toile claire ; une large baie vitrée s'ouvre sur un parc et une musique douce filtre agréablement jusqu'à ses oreilles. Son premier regard s'arrête sur ses mains croisées sur son estomac. Son premier réflexe est de penser que ce sont les mains de quelqu'un d'autre, tant les ongles sont bien entretenus, magnifiquement taillés : un vernis transparent leur donne un brillant nacré. Et puis, en remuant un doigt, puis un autre, il doit se rendre à l'évidence : ce sont bien ses mains. Elles sortent d'un pyjama beige clair qui doit être en soie, tout comme le drap du lit. (à suivre...)