Atmosphère n En cette journée d?hiver, il fait sombre dans la salle pourtant superbement parfumée par l?odeur des grillades. Devant les hautes fenêtres à ogive, des plantes grimpantes tombent de la grande terrasse où s?entassent tables et tabourets. Sur les tables, il ne reste que les os calcinés d?une dinde farcie. Des brochettes vides. De la merguez grosse comme une prune, des figues molles à la chair violette, des bananes grasses et allongées et des morceaux de pain dans une corbeille en raphia. Les prix sont affichés : merguez, foie, viande : 20 à 30 DA la brochette. Escalope de dinde entre 100 et 250 DA. Gras-double 300 DA. Raie, 70 DA la brochette? pour tous les goûts et pour toutes les bourses. On fait vite de débarrasser les tables et servir les nouveaux clients. Les serveurs vont et viennent faisant les mêmes gestes, sans se tromper. Sans glisser sur les os qui jonchent le parterre. La force de l'habitude diriez-vous. Une dame pousse un profond soupir à l?arrivée de la commande. De la friture et des brochettes de viande saignante. Juste derrière, trois jeunes dévorent des yeux une quarantaine de brochettes de foie sur la table et arrivent même à se parler la bouche pleine, en buvant lentement un jus savoureux. La fumée du méchoui monte droit vers le ciel dans la bicoque de feu, antichambre de la dégustation. Dehors, des dizaines de voitures stationnées on ne sait comment s?entassent dans tous les sens, sous l'?il qui se veut vigilant des gardiens de parking qui trouvent superbement leur compte à raison de 20 DA la place et quelques «rallonges» en guise de pourboire. A la rue des Fusillés, on ne roule jamais en première position. Celle-ci est squattée depuis des lustres par le commerce de la grillade. Les gérants, abattus à l?idée de quitter, pour une histoire de POS, un bijou qui leur rapporte chaque jour une fortune, savent qu?ils sont en train de jouer au chat et à la souris avec les responsables du métro et les représentants de la wilaya. Ultime coup de rein d?une prolongation perdue d?avance. Autant alors avoir un pied devant la caisse pour compter, en fin de journée, des liasses et un pied chez ceux qui veulent les chasser de leur chez-soi, le métro, l?Ofares et la wilaya? Une sorte d?ambiance qu'on ne retrouve pas ailleurs. A la vue de notre appareil photo, un vieux briscard fait éclater son sourire dans sa moustache. Sa vie est pour le moment ballottée entre la cuisine et les tables. A part cela, il ne sait vraiment pas quoi faire. «Salah la braise», comme on le nomme tendrement, en veut à cette politique de démolition. «Au moins, on se souviendra de moi?», se résigne-t-il à dire se mouvant avec la souplesse d'un singe malgré son poids. Ce qui reste comme grande façade de la rue des Fusillés inspire une sensation confuse et paradoxale : la conscience de la vétusté d'un endroit qu?il faut démolir et l'idée d?un tramway utile dont on se priverait volontiers pour ne pas dégarnir les beaux vestiges d?antan. Ici, on attend le tramway comme on attend un ouragan qui rase tout sur son passage. Quand ? Là est la question et en attendant, tout le monde trouve son compte. Les dégustateurs, les propriétaires, les garçons, les gars de la cuisine, les gardiens du parking, les vendeurs de papier et les vendeuses de galettes?