Il y a foule dans le cimetière de Kitburg, un village suisse non loin de Zurich, ce 25 octobre 1970. Les amis de Friedrich Haffen, enlevé prématurément par une crise cardiaque à l'âge de 43 ans, sont venus lui rendre un dernier adieu. Oui, les amis de Friedrich Haffen, car le disparu n'avait pas de famille. C'est même un des traits les plus remarquables de son existence : cet enfant de l'Assistance publique était parvenu à une situation exceptionnelle : il avait fondé à Zurich une agence de publicité qui était devenue rapidement l'une des plus importantes du pays. Les villageois de Kitburg sont tous là, bourgmestre en tête. lIs doivent le regretter sincèrement, Friedrich Haffen, qui y possédait sa maison de campagne, était le bienfaiteur, le mécène de la commune. Au premier rang du cortège, une jeune femme blonde, la tête dissimulée sous un voile noir. Malgré la douleur, Hilda Brenner est restée ravissante. C'était la fiancée du disparu. Elle devait l'épouser à Noël. A ses côtés, un homme d'une trentaine d'années en costume gris sombre, Wilfrid Ganz, associé et homme de confiance de Friedrich Haffen, qui va avoir maintenant tout le poids de la société de publicité sur les épaules. Derrière les énormes couronnes, la longue procession serpente dans le petit cimetière rural. A mesure que l'on s'éloigne des premiers rangs, l'atmosphère est moins recueillie. Il y a des conversations discrètes à voix basse sur des sujets qui n'ont rien à voir avec le triste événement. Personne, en tout cas, ne fait attention à un homme qui se tient immobile, deux aIlées plus loin. Il est vêtu d'un pardessus sombre, d'un grand foulard qui lui cache le bas du visage ; son chapeau est rabattu sur ses yeux. Il regarde avec fixité la tête du cortège, derrière le cercueil. Et si l'on pouvait connaître ses pensées, on serait pour le moins surpris. «Hilda n'a pas l'air très émue, pense l'homme. Elle marche comme si elle faisait une promenade de santé. Je ne dis pas qu'elle devrait défaillir, mais tout de même, elle aurait pu trébucher, s'arrêter au moins une fois ! Et Wilfrid, qui s'est placé à côté d'elle... lIs ont vraiment tout d'un couple. C'est vrai qu'ils ont le même âge, tandis que moi...» Quelques gouttes commencent à tomber. L'homme continue son observation et ses commentaires intérieurs. «Elle vient d'ouvrir son parapluie. Elle ne risquerait pas un rhume pour assister à mon enterrement ! Et lui, le voilà qui essuie son veston. C'est vraiment cela qui compte pour monsieur : ne pas abîmer son veston ! Et, bien sûr, il va s'abriter sous le parapluie d'Hilda. Il est minuscule en plus, ce parapluie ! Et vas-y que je me serre, et vas-y que je te prends le bras ! C'est indécent !» L'homme au foulard et au chapeau sur les yeux fait brusquement demi-tour, laissant la cérémonie se poursuivre. Il n'est même pas triste. Il voulait savoir, eh bien, il sait à présent ! S'il a mis en scène sa propre mort et son propre enterrement, c'était dans ce but. Maintenant, il est plus décidé que jamais à aller jusqu'au bout... C'est deux mois plus tôt, dans son luxueux bureau ultramoderne à Zurich, que Friedrich Haffen a reçu la première lettre anonyme, tapée à la machine, avec la mention «personnelle» sur l'enveloppe. «Ce petit ange d'Hilda est une jolie garce. Devinez donc pourquoi elle veut vous épouser ?» Sur le coup, Friedrich Haffen a haussé les épaules et a brûlé le billet. Mais le lendemain, il y a eu une seconde lettre, toujours à son bureau, et tapée avec la même machine. «Votre adjoint si dévoué, Wilfrid Ganz, est un vulgaire escroc. Jetez donc un ?il sur la comptabilité.» Cette fois, le P-DG. a été irrité. En d'autres temps, il aurait envoyé promener ces sornettes avec le haussement d'épaules qu'elles méritaient ; mais là, il n'a pu s'empêcher de se sentir touché et blessé... La fatigue, trop de travail accumulé, l'âge critique peut-être, peut-être aussi la perspective d'épouser Hilda, de quinze ans plus jeune que lui... Pour la première fois, Friedrich Haffen ne se sentait pas absolument sûr de lui. (à suivre...)