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Histoires vraies
La cendre sur le tapis (1re partie)
Publié dans Info Soir le 30 - 01 - 2006

Barcelone, 25 avril 1971. Santiago Molinos est penché au-dessus de sa table d'architecte, sa règle à calcul en main. Il est en train d'essayer de résoudre un difficile problème de cotes. Santiago Molinos allume un cigarette et tire dessus nerveusement. A trente-cinq ans, c'est un bel homme, qui possède un charme certain, avec, pourtant, on ne sait quoi d'effacé. La porte s'ouvre brusquement. Une femme d'un quarantaine d'années, portant un seau, des chiffons et un balai, vient d'entrer.
«Je vais faire les carreaux.»
Sans se retourner, Santiago Molinos lance : «Tu les as déjà faits la semaine dernière. Ecoute Fermina, tu vois bien que je travaille. Laisse-moi tranquille.»
Fermina Molinos est de cinq ans l'aînée de son mari, mais elle en paraît dix de plus. C'est une grande femme au visage maigre, aux cheveux noirs bouclés, qui serait peut-être jolie si elle voulait se mettre en valeur. Elle a un haussement d'épaules : «Mon pauvre chéri, tu ne vois jamais rien : ils sont sales ces carreaux ! Et puis, pendant que j'y suis, je donnerai un petit coup par terre... Oh ! Mon dieu !»
Poussant un cri perçant, Fermina Molinos se précipite vers son mari : «Ta cendre! Tu as fait tomber ta cendre sur le tapis !»
Santiago Molinos pousse un soupir et renonce à son calcul de cotes. Il le reprendra tout à l'heure, quand Fermina sera partie. Au bout d'un quart d'heure, celle-ci annonce enfin : «Voilà. J'ai terminé. Je vais faire les courses. Je serai de retour à midi. Fais attention à tes cigarettes...»
Une heure trente. Santiago Molinos arpente nerveusement la salle à manger. Fermina n'est pas rentrée. Depuis quinze ans de mariage, c'est la première fois qu'elle a plus de cinq minutes de retard. Il a dû lui arriver un accident... Il n'y a pas d'autre explication.
Fou d'inquiétude, Santiago décroche le téléphone et appelle l'hôpital le plus proche. Il n'y a personne qui corresponde à la description de sa femme. Il appelle alors successivement tous les hôpitaux de Barcelone. Rien... C'est en tremblant qu'il compose le numéro suivant : celui de la morgue. Heureusement, la réponse est encore une fois négative. Alors, il ne reste plus que la police.
«Allô ? Ma femme a disparu.
? Depuis quand ?»
Santiago Molinos consulte sa montre :
«Deux heures.»
Au bout du fil, il y a un silence puis une question agressive : «Vous vous moquez du monde ?»
Santiago Molinos insiste : «Mais vous ne connaissez pas Fermina. Je vous jure que c'est très grave !»
La voix du policier est toujours aussi désagréable : «Ecoutez, si elle n'est pas rentrée ce soir, allez à votre commissariat.» Et il raccroche...
Le soir, Fermina Molinos n'est pas rentrée et Santiago se précipite au commissariat. Après avoir longuement parlementé, il parvient à faire enregistrer sa demande de recherche malgré le peu de temps écoulé. Il a une photo qu'il remet au policier. Il donne son signalement : un mètre soixante-quinze, mince, cheveux bruns, yeux noisette. Il doit faire un effort de mémoire pour se rappeler les vêtements qu'elle portait : «Une robe bleue... Oui, c'est cela : une robe bleue à fleurs blanches.»
Santiago Molinos rentre chez lui. Dans l'appartement obscur et silencieux, il est totalement désemparé. Il est sûr qu'il ne reverra jamais Fermina. Que va-t-il devenir sans elle ?... Il s?effondre sur le canapé, allume une cigarette et fume fébrilement. Soudain, il sursaute. Catastrophe : sa cendre vient de tomber le tapis ! Et puis tout aussitôt, il a une impression étrange : mais non, cela n'a aucune importance puisque Fermina n'est plus là... Santiago Molinos tire une bouffée d'un air rêveur et, pour la seconde fois, fait tomber sa cendre. Il contemple les deux petits tas côte à côte sur le tapis, et, à sa grande honte, il ressent quelque chose qui ressemble à de la satisfaction.
Santiago hésite un instant puis, avec une sorte de frénésie, écrase sa cigarette à même le tapis... (à suivre...)


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