Le village de Nabari, non loin de Kyoto, l'ancienne capitale du Japon, jouit d'un site enchanteur. Il est placé sur une colline dominant des rivières et un lac sinueux avec, en face, dans le lointain, un volcan surmonté d'un léger panache de fumée. En cette année 1961 où l'industrialisation est loin d'être ce qu'elle est aujourd'hui, Nabari et son paysage font irrésistiblement penser à ces décors de paravents, peints selon une technique immuable pendant des siècles. Le temps semble s'être arrêté à Nabari et, de fait, ce qui va s'y passer pourrait sortir tout droit des légendes cruelles du Japon médiéval... C'est la fête, ce 16 août 1961 à Nabari. Tout le village, c'est-à-dire une vingtaine de foyers, s'est réuni chez le maire, Kano Kitawa, pour fêter sa réélection. La maison de Kano Kitawa est la seule de quelque importance à Nabari. C'est la seule aussi à ne pas être en terre battue. Elle est construite non pas en dur, mais, au contraire, en bois léger et en carton fort, ce qui, à l'époque, représente la meilleure protection contre les tremblements de terre. Kano Kitawa, trente-cinq ans, est, de loin, l'homme le plus riche de Nabari. Ses parents, morts pendant la guerre, lui ont légué une importante plantation de thé. Sa fortune, si elle n'est pas immense, est sans commune mesure avec les maigres ressources des autres villageois : il n'est qu'à regarder pour s'en convaincre le kimono que portent sa femme Matsu et sa jeune nièce Sakai, venue de Kyoto pour la durée des vacances... Kano lui-même a une incontestable prestance dans son costume de cérémonie. Avec son corps athlétique, son visage aux traits harmonieux, quoiqu'un peu durs, il a des allures de samouraï. Du temps où il était jeune homme, ses bonnes fortunes ne se comptaient pas et on murmure qu'elles n'ont pas entièrement cessé avec son mariage. C'est l'heure de trinquer. Matsu Kitawa, ravissante dans son kimono couleur feuille morte, circule en portant des plateaux. Elle offre aux hommes des verres de saké et aux femmes ? attention spéciale et onéreuse de son mari ? des verres de porto. Ils sont quarante, vingt hommes et vingt femmes, à faire cercle autour du maire, les enfants et les vieillards restant à l'écart. Kano Kitawa prend place au milieu. Il promène son regard sur l'assistance. «Mes amis, je vous invite à lever votre verre et à boire à l'empereur.» Quarante verres se lèvent et quarante cris retentissent : «A l'empereur !» Ensuite, chacun boit d'un seul trait, à la manière japonaise. Et c'est l'horreur... Les femmes tombent à la renverse en se tenant la gorge et en hurlant. Puis les hurlements cessent pour faire place à des râles, puis les râles cessent à leur tour. Les hommes, les vieillards et les enfants courent dans tous les sens comme des insectes affolés. Kano Kitawa va de sa femme à sa nièce ; mais sa femme est morte dans son kimono couleur d'automne, de même que sa nièce, aux allures de poupée de porcelaine, fauchée à dix-huit ans. Il faut se rendre à l'évidence : le porto était empoisonné. Quelqu'un a délibérément assassiné toutes les femmes de Nabari... Le commissaire Togo, de Kyoto, arrive le lendemain au village. Il a été détaché de la grande ville pour s'occuper de cette affaire criminelle hors du commun. Le commissaire Togo établit son quartier général dans la maison de Kano Kitawa, la seule qui soit habitable à Nabari. Les gendarmes et un médecin présents sur place lui font part des premières constatations. (à suivre...)