"Le colon" En 1952. Un jeune et brillant avocat, député de Seine-Saint Denis est élu par ses pairs des deux chambres à la présidence de la IVe République. René Coty succède ainsi à Vincent Auriol. Le film de Pépé le Moko (entendez manchot), tourné à La Casbah, crève tous les écrans de la France de Papa et de l?Algérie de Naegelen. Ce dernier gouverneur, moitié lorrain moitié flic, règne sur une colonie d?indigènes dont on a longtemps fait suer le burnous. En attendant que les torches de la Saint-Jean mettent le feu à la Toussaint, un gros fermier espagnol carracole sur son calèche le long d?une départementale déserte, au nord de Djelfa. À quoi pouvait penser ce réfugié républicain chassé par Franco de sa costa d?El-Azar natal, aujourd?hui qu?il est à la tête d?une hacienda de plusieurs centaines d?hectares et d?un cheptel ovin de près de mille têtes ? À rien sans doute, sinon à agrandir encore plus son domaine vers Boghari, là où l?herbe est encore grasse, quitte à chercher des poux dans le chèche des éleveurs et des transhumants qui ont pris la sale habitude de planter leurs tentes n?importe où. Mais ça c?est l?affaire de son ami le sous-préfet. Et arriba spania ! fouette cocher !? Le calèche fonce alors sur le bitume au triple galop galvanisé, électrisé, comme s?il était pourchassé par une tribu d?indiens navajos... Au bout d?une vingtaine de minutes, les chevaux ralentissent, fatigués par une course folle et sans raison. Puis le relief change brusquement. À la place des vastes étendues de steppe ocre et rouge, dont le silence bucolique n?est perturbé que par le vol de quelques cigognes perdues dans le désert, une chaîne édentée aux pics fragmentés. Le paysage est abrupt. Tourmenté. Accidenté. Tout en côtes et en virages. Et c?est précisément au détour de l?un d?eux que le drame arriva. Vite. Très vite. Alors que les deux bêtes, solidement harnachées, ahanaient de toute leur force pour franchir le col, un rocher se détacha subitement de la montagne, dévala dans un bruit de tonnerre tout le versant et alla écraser le calèche et son occupant. Des corbeaux effarouchés quittèrent leurs crêtes et se mirent à planer au-dessus de la catastrophe dans une sarabande de charognes. Du calèche, il ne restait strictement que quelques planches ensanglantées, des essieux en piteux état et des chevaux prisonniers de leurs sangles, le flanc à même l?asphalte et les fers en l?air. Quant au colon, il était méconnaissable, le corps en bouillie et prêt à être ramassé à la petite cuillère. Alertés par des caballeros de cette pampa sauvage, les gendarmes mobiles, l?administrateur de la commune mixte, les sapeurs, les gardes forestiers et le caïd du lieu-dit bouclèrent immédiatement la zone pour vérifier si ce rocher n?avait pas été poussé par une main criminelle. On avait beau nous surnommer bicot, il n?y avait aucun bouc émissaire potentiel à mettre sous la dent de l?administration française. Même le chef de la brigade de gendarmerie, une espèce de vache hollandaise, qui semble porter une tulipe en guise de museau, conclura à un accident, c?est-à-dire à un éboulement. Bien malgré lui. Et pour montrer aux Arabes qu?on ne tue pas un colon impunément, le sous-préfet fera appel aux cantonniers, aux prisonniers, aux grutiers, aux forcenés, aux pompiers et aux huissiers pour remettre ce rocher là où il se trouvait. Enfin, pour faire sentir à tous les «moujiks» de la steppe qu?on ne badine ni avec l?honneur ni avec le sang de la France éternelle, on passe de grosses chaînes de bagnards autour du caillou pour le maintenir et le punir. Un peu comme prométhée. Et c?est ainsi que la tradition populaire l?affubla de nom de «Hadjret el m?bassia». Pour la petite anecdote et pour rendre la monnaie à l?histoire, les Algériens, à l'indépendance, libérèrent le rocher et lui enlevèrent ses carcans.