Ce jour-là, par malheur, il n'y avait aucun berger gardant ses moutons ni de pêcheur mouillant dans les environs. Sidi Fredj ne pouvait donc espérer aucune aide de ses coreligionnaires, de ces hommes qui viennent si souvent le consulter et qui le vénèrent tant. Au moment où lui a besoin d'eux, ils ne sont pas là ! «Avance !» Il avance donc, priant au fond de lui Dieu de le tirer des mains de cet homme qui ne semble avoir aucune pitié. L'Espagnol arrive à l'endroit où il a amarré son bateau et non sans rudesse, il oblige le pauvre saint à monter dans l'embarcation. Sans tarder, de peur d'être surpris, il lève les amarres et cingle vers l'Espagne. La nuit ne tarde pas à tomber... Dans un coin de l'embarcation, Sidi Fredj, toujours ligoté, a fermé les yeux. Non pas pour dormir, mais pour se plonger dans une profonde méditation. Même prisonnier d'un mécréant, même en mauvaise posture, il n'oublie pas le Seigneur Très Haut ! On vogue toute la nuit et, au petit matin, quand les lueurs de l'aube commencent à teinter de rose l'horizon, Roukko, l'Espagnol, se dit qu'on doit être en vue des côtes de la péninsule ibérique et qu'il ne risquait plus d'être surpris par les Barbaresques. «Nous sommes arrivés ! dit-il à Sidi Fredj. — Où sommes-nous arrivés ?» demande le saint homme. Roukko va répondre «chez moi !» quand il pousse un cri de surprise : il est toujours en face de la presqu'île où il a enlevé Sidi Fredj. Pourtant, il a navigué toute la nuit ! Il se tourne vers son prisonnier. «Que s'est-il passé ? demande-t-il. — Laisse-moi retourner dans ma grotte et tu pourras repartir !» Roukko hésite, puis comprenant qu'il se passait quelque chose d'anormal, il libère le saint et le fait débarquer. Intrigué et pressé de quitter ces côtes, il cingle de nouveau vers l'Espagne. Mais après une journée de navigation, il se retrouve de nouveau à son point de départ : la presqu'île du Sahel algérois. En tremblant, il va trouver le saint dans sa khaloua et lui explique qu'il n'a pas pu repartir. «C'est que j'ai oublié mes savates sur le pont de ton navire. Va me les chercher et tu pourras rentrer chez toi !» Roukko obéit, mais en route il s'interroge sur la signification de ces événements et finit par comprendre qu'il est en face d'un miracle : cet homme qu'il a voulu réduire en esclavage est un saint, la religion qu'il professe est vraie ! Il retourne vers lui avec les savates, il se baisse et les lui enfile, puis dit : «Je témoigne qu'il n'y a de dieu que Dieu et Mohammed est Son Prophète !» Il se convertit à l'islam et décide de rester auprès de Sidi Fredj, devenant son disciple, puis son successeur. Plus tard, une koubba a été érigée sur leurs tombeaux et la région a pris le nom de Sidi Fredj. En 1847, les Français, voulant construire un fort sur la presqu'île, ont détruit la koubba. Les restes des deux hommes, Sidi Fredj et Sidi Roukko, ont été transférés dans un cimetière voisin.