Concevant l'histoire en tant qu'outil d'analyse scientifique, Ibn Khaldoun formule avec précision son objet d'étude ainsi que le but qu'elle poursuit. Il écrit : «C'est une science sui generis car elle a d'abord un objet spécial : la civilisation et la société humaine, puis elle traite de plusieurs questions qui servent à expliquer successivement les faits qui se rattachent à l'essence même de la société.» Son analyse des sociétés musulmanes en déclin au XIVe siècle (en particulier du Maghreb) est une analyse historique d'une incroyable modernité scientifique. Ibn Khaldoun non seulement convoque les connaissances rationnelles de son temps (philosophie, mathématiques...), mais il n'hésite pas à en fonder une nouvelle, l'histoire conçue comme science, dans le but d'identifier les causes à l'origine du déclin des sociétés maghrébines. Il n'hésite pas non plus à critiquer sévèrement ses prédécesseurs pour ne pas avoir pris conscience de la nécessité de fonder une nouvelle façon de penser les difficultés auxquelles les sociétés musulmanes étaient confrontées. A travers son œuvre, il nous enseigne non seulement qu'il n'y a pas de réponses simples dans ce domaine (les causes du déclin d'une civilisation sont multiples) et qu'il est donc nécessaire de convoquer plusieurs niveaux de connaissance (sociologie, économie, histoire...). Mais il nous enseigne surtout que si les connaissances contemporaines sont insuffisantes pour résoudre certaines questions fondamentales, il est dès lors indispensable de les critiquer et de s'en libérer, pour en penser de nouvelles. Une analyse «précoloniale» L'analyse d'Ibn Khaldoun sur les causes du déclin des sociétés d'Afrique du Nord fournit un éclairage historique unique sur la période précédant la colonisation européenne. Mettre en lumière cette phase de l'histoire permet de mieux se situer dans le temps, avec plus de précision, en ayant à l'esprit qu'il y a tout d'abord eu «déclin» avant qu'il y ait «colonisation» puis «émigration». Ainsi, à côté des nombreuses analyses traitant des questions coloniale et postcoloniale, dont l'objet d'étude reste le colonisateur ou l'ex-colonisateur, ne serait-il pas aussi pertinent d'analyser, à partir de l'œuvre d'Ibn Khaldoun, la période «précoloniale» ? Une analyse où l'objet d'étude serait cette fois-ci non plus le dominant, mais le dominé. Celle-ci permettrait de mettre en lumière les causes, non pas externes, mais internes à l'origine de la domination des sociétés nord-africaines. Dans cette approche (replaçant le dominé au centre de l'histoire) ce n'est plus le dominant qui est la cause première de la domination, mais le dominé lui-même, défini comme sujet de l'histoire. Il s'agit là d'un renversement nécessaire dans la compréhension du phénomène. (à suivre...)