Lorsque le vieil Horace avait encore une épouse, qu'il n'était pas à la retraite et qu'il s'échinait tous les jours dans une usine de Chicago à monter des voitures, il n'avait pas le temps de voir vivre les autres. La retraite est venue, le deuil aussi, et l'ennui. Cet ennui terrible et quotidien qui pousse le vieil Horace à faire des choses inhabituelles. Cela n'a rien de bien méchant. Il y aurait bien la télévision mais, en 1959, il faut tout de même être riche, même à Chicago, pour l'avoir. Et puis ce ne sont que des histoires d'Indiens et de cow-boys. La vie, celle des autres, intéresse beaucoup plus le vieil Horace. Sa bicoque, qui intéresserait sûrement un promoteur immobilier, domine le lac. L'emplacement est idéal, pas la bicoque. Le toit est de tôle rouge, les murs de brique. Et sur ce toit, justement, un vasistas, pour ne pas étouffer par les grandes chaleurs de juillet. Qui sert à monter sur le toit aussi. Depuis quelque temps, le vieil Horace a inventé sa propre télévision. Il grimpe par le vasistas, difficilement, car la retraite a épaissi sa taille, il s'installe sur le toit, le dos appuyé contre la cheminée, reprend son souffle et coiffe son chapeau de paille. Le soleil est ardent ce dimanche et les usines ne fonctionnant pas, il transperce le léger brouillard restant de la pollution de la semaine avec une vigueur nouvelle. Horace craint le soleil et il a aussi besoin d'ombre pour pouvoir braquer confortablement ses jumelles sur le lac Michigan, ses voiliers qui étincellent comme des papillons blancs sur l'eau sombre, les promeneurs sur la digue, les arbres du parc, les amoureux du dimanche... C'est cela, la télévision du vieil Horace. Aujourd'hui il y a régate, il observe le départ, promène ses jumelles sur le quai : des badauds, rien de particulier. Alors il panoramique d'ouest en est, pour sonder le secret des feuillages du parc. Horace n'est pas ce que l'on appelle virtuellement un voyeur, mais la vue de deux amoureux serrés l'un contre l'autre lui réchauffe le cœur. Entre deux arbres, justement, voilà qu'il cerne deux silhouettes dont les ébats paraissent fougueux. Plus que fougueux même. Horace fronce les sourcils, fait le point, et ne quitte plus des yeux le couple. La femme se tortille dans une robe marron. Elle se débat, dirait-on... Elle n'est pas très jeune de l'avis d'Horace, qui distingue même les chaussures plates et la lourdeur du corps. L'homme, par contre, est mince, grand, il étreint cette femme avec une ardeur bizarre, ce n'est pas naturel, cela ressemble à de la brutalité. C'est en effet de la brutalité pure. Car lorsque l'homme lâche brusquement la femme, elle s'effondre dans l'herbe et au lieu de se pencher, l'homme s'acharne sauvagement sur elle à coups de pied. Puis il s'enfuit à toutes jambes et disparaît du champ de vision du vieil Horace, dont les cheveux se dressent sur la tête. Il en perd son chapeau, cherche à repérer l'homme à nouveau, l'aperçoit entre les arbres, quelques secondes, fuyant toujours, puis plus rien. Un instant, les jumelles reviennent sur le corps de la femme, inerte dans sa robe marron, puis Horace se redresse sur le toit de sa bicoque. Il doit appeler la police, tout de suite, il le faut. En faisant vite elle pourra peut-être coincer l'homme grand, maigre et moustachu... Le parc est étendu, mais il est limité d'un côté par le lac, de l'autre par des grilles et le mur de l'université. Mais faire vite, pour le vieil Horace, c'est se hâter lentement. Crapahuter sur le toit de tôle rouge, grillé de soleil, à quatre pattes pour ne pas glisser, redescendre par le vasistas, l'échelle est raide et fragile, courir au téléphone accroché clans la cuisine... Lorsque le vieil Horace parvient enfin à expliquer ce qu'il a vu, il est trop tard. (à suivre...)