Nue, en jean ou en manteau de fourrure, Ruth Gronemeyer est diablement belle. C'est dans la vie, le principal, sinon l'unique atout de sa réussite. Aussi, lorsque la sonnette retentit, jette-t-elle un coup d'œil en passant vers la glace au cadre de bois doré qui orne la petite entrée. Inspection rapide, quasiment militaire de sa coiffure. Un adjudant dirait : «Je ne veux voir qu'une tête.» Elle pense : «Je ne veux voir qu'un cheveu.» Cette belle autorité se décompose dès la porte ouverte. Ses belles lèvres rouges écartées pour saluer la visiteuse ne se referment pas. Ses yeux verts fixent le petit revolver braqué sur elle. La jeune femme qui lui fait face, pâle et la voix tremblante, la pousse du canon de son arme, et fait deux pas en avant pour refermer la porte derrière elle : «Je m'appelle Elisabeth Honig», dit-elle. Ruth Gronemeyer a compris et secoue la tête. «Vous êtes la femme de... — Oui... Je suis la femme de Franz... Vous savez que vous détruisez notre foyer ?» Ruth Gronemeyer observe que le canon du revolver n'est plus braqué sur elle et que des larmes coulent des yeux de la visiteuse qui bégaie : «Est-ce que vous vous rendez compte du mal que vous faites ?» Ruth Gronemeyer constate que la jeune femme est bien telle que la lui a décrite son amant : plutôt jolie, elle aussi, mais moins éclatante, d'une blondeur un peu fade, moins pulpeuse, certainement moins sensuelle. Pas étonnant que Franz en soit fatigué. «Est-ce qu'au moins Franz vous a dit que nous avions un enfant ?» Ruth Gronemeyer ne supporte jamais longtemps une position d'infériorité. En un éclair, elle voit comment retourner la situation : non qu'elle soit très intelligente, mais une certaine méchanceté naturelle lui donne du génie : «Oui... il m'a dit que vous aviez une fille : Flora, mais... qu'elle n'était pas de lui.» Sous cette déclaration imprévue, Elisabeth Honig chancelle et Ruth Gronemeyer, en quelques phrases va se débarrasser d'elle : «De toute façon, ma chère, il n'y a pas de quoi vous mettre dans cet état. Rangez-moi ce revolver. Je n'ai pas du tout, mais pas du tout l'intention de vous voler votre grand benêt de mari. Ce n'était qu'une passade, j'en suis lasse et vous le rends bien volontiers.» De retour dans leur jolie villa des environs de Munich, Elisabeth Honig se laisse tomber dans un fauteuil et attend le retour du docteur Honig son époux. Elle l'attend longtemps, toute la soirée et toute la nuit. Enfin, vers six heures du matin, elle entend la voiture, la porte du garage qui s'ouvre et se referme. Elle avouera, plus tard, qu'elle tient son petit revolver caché dans la poche droite de sa jupe. Evidemment, elle va tirer... mais il ne faut pas en déduire que l'affaire va s'arrêter là. Elle ne fait que commencer. Donc, à six heures du matin, la porte du garage s'ouvre, se referme, et le docteur Honig, grand, mince, très très grand, très très mince, et même bien trop grand, et bien trop mince, le cheveu raide et brillantine, de grosses lunettes en équilibre sur deux narines frémissantes, entre en claquant rageusement la porte : «Ah ! te voilà ! s'exclame-t-il en apercevant sa femme immobile dans un fauteuil. Qu'est-ce que tu es allée faire là-bas, petite idiote ? Hein ? Qu'est-ce que tu lui as raconté ?» Penché sur le fauteuil, la main gauche appuyée sur l'un des bras, de la main droite, il gifle violemment Elisabeth qui ne bouge pas. — «Qu'est-ce que tu lui as dit ? — Que nous avions un enfant. — Comme si elle ne le savait pas ! Tu penses bien que je le lui ai dit. — Tu lui as dit aussi qu'il n'était pas de toi !» Le docteur, derrière ses grosses lunettes, roule des yeux fous. Ses narines s'écartent comme s'il étouffait de colère. «Et alors ? Qu'est-ce qui me prouve qu'il est de moi, cet enfant ?» (à suivre...)