C'est arrivé lentement, comme une vague en fin de course. Il était assis dans son fauteuil, il regardait l'écran de télévision, en silence, sans le son, pour ne pas réveiller les enfants. Marika voyait le haut de son dos, ses épaules, sa nuque mal rasée. Et l'onde est arrivée jusqu'à elle, lentement, comme une vague finissante. Une onde d'angoisse, partie de cette nuque immobile. Marika a plongé nerveusement les mains dans l'eau de vaisselle en se traitant d'idiote. Elle s'est dit : «Je suis fatiguée.» D'ailleurs, elle est fatiguée. Cette vie, ce mariage, rien n'est comme dans ses rêves. Une pièce pour vivre, et cuisiner, laver et repasser. Une chambre pour dormir avec les enfants. Les locataires sont rares dans le centre ville, à Hambourg. Un an de mariage, des jumeaux de dix mois, un salaire médiocre. On n'appelle pas ça la chance. Alors elle est fatiguée. Voilà pourquoi cette curieuse vague d'angoisse est arrivée jusqu'à elle... Marika range la vaisselle et trie le linge à laver qui a envahi le cabinet de toilettes. Les enfants peuplent sa vie, elle ne fonctionne plus qu'en raison des bouillies, des vêtements, des soins, des promenades des pleurs ; et la journée passe, et elle recommence. Dans la glace du cabinet de toilette, son visage de vingt-deux ans paraît gris, ses cheveux ternes. Il y a un an, elle était lumineuse. Un frisson dans le dos vient de la glacer, à la seconde où elle sent la présence de Ludwig derrière elle. La voix de son mari lui paraît bizarre. Il dit : «Tu vas te coucher ? Je sors un moment.» Soulagement. Dieu sait pourquoi, elle est contente qu'il sorte. C'est grave. Elle l'aimait, il n'y a pas si longtemps. Alors, que s'est-il passé ? Depuis quelques jours elle a... oui, elle a peur de lui. Peur est peut-être un bien grand mot. Malaise... Angoisse... Besoin de garder ses distances... Eviter de lui parler, de le toucher, comme s'il était contagieux ou dangereux. Contagieux ? Ou dangereux ? Mais de quoi ? C'est ridicule. Elle a épousé ce garçon ! Sa mère a raison : «Marika, tu es malade ! Tu manques de fer ou de calcium.» Sa mère n'écoute pas : «Qu'est-ce que c'est que cette histoire de ‘'sensation'' ? Ton mari n'est pas gai, tu ne vas pas en faire une histoire ! Sois gentille avec lui. Tu sais, après une naissance, les femmes en veulent souvent à leur mari ! Petite crise, c'est bien connu. Tiens, moi, quand tu es née, je ne pouvais plus supporter ton père, je l'aurais voulu aux cent mille diables, le pauvre homme !» Il est sorti, il a fermé la porte sans bruit, comme un voleur, et il reviendra dans une heure. Il ne fait rien de mal, il va boire une bière et jouer au flipper au café d'en face. Marika pourrait le voir de la fenêtre, si elle voulait : elle regarde le lit. Il va falloir se coucher là et attendre. Elle fera semblant de dormir, elle guettera toute la nuit le souffle, les mouvements. Le volume de ce corps, à côté d'elle. Elle luttera contre l'envie d'aIler s'aIlonger par terre pour échapper à... ... Comment définir cette impression ? Des ondes... mauvaises. Si Ludwig savait, il dirait... Marika pense brusquement qu'il ne dirait rien. Il frapperait ! C'est une évidence. Il ne l'a jamais fait, mais s'il savait ce qu'elle ressent, il frapperait ! Il frapperait, elle en est sûre, parce qu'il se sentirait découvert. Seulement, elle ne sait pas ce qu'elle pourrait bien découvrir, chez cet homme de vingt-cinq ans, grand, blond, travailleur intérimaire en électricité, fiIs unique, père de jumelles adorables. Son mari. Une scène de ménage, ce n'est pas grand-chose. D'ailleurs, elle n'est pas violente. C'est un dialogue feutré. Ludwig parIe bas depuis quelque temps, et il marche comme un chat, se déplaçant autour des meubles dans la petite pièce, comme s'il accomplissait un parcours difficile. «J'ai moins de travail, donc moins d'argent, je ne suis pas le seuI. Tu me le reproches ?» (à suivre...)