Gilbert Chassignon est un ouvrier des plus modestes. Mais Rosine est heureuse avec lui. Ils ont quatre enfants, trois filles et un garçon, et elle doit parfois faire des prodiges pour arriver à équilibrer son budget. Or des miracles, si l'on peut dire, elle va montrer qu'elle est capable d'en faire. — Mais qu'est-ce qu'il peut bien fabriquer ? Voilà au moins une heure et demie qu'il devrait être là ? Gilbert revient de l'usine sur son vélo. Et, bien sûr, les Chassignon n'ont pas le téléphone. A l'époque, juste avant la guerre, cela n'a rien d'étonnant. Alors, en cas de problème, impossible de prévenir. A moins qu'un voisin rencontré par hasard ne puisse faire la commission... Rosine se dit : «Peut-être bien qu'il a crevé. Evidemment, le temps de réparer. A condition de trouver ce qu'il faut. Ou bien, s'il n'a pas pu réparer, le temps de revenir à pied... Dix kilomètres, ça fait pratiquement deux heures de marche. Avec ce temps de cochon, sous la pluie... Pourvu qu'il n'aille pas prendre froid !» Un quart d'heure plus tard, Rosine se remet à agiter des pensées sinistres : «Et s'il avait eu un accident ? Si une voiture l'avait renversé ? Comme RaouI GibauIt, l'année dernière. S'il était blessé ? S'il était tombé dans le fossé ? A moins qu'il n'ait fait une crise, comme ça lui est déjà arrivé ?» Rosine irait bien demander à Evelyne, son aînée, de prendre sa bicyclette et d'aller jusqu'à l'usine, à la rencontre de son père. Mais elle ne peut s'y résoudre. Déjà qu'elle est à moitié morte d'angoisse pour Gilbert. Si Evelyne s'absente elle aussi, ça sera pire... Rosine se sent mal, soudain. Comme une gigantesque poussée de migraine. Elle a juste le temps de murmurer : — Ah ben, qu'est-ce qui m'arrive ? Et elle s'écroule. Heureusement, avant de perdre conscience, elle a eu le réflexe de se laisser tomber dans l'unique fauteuil de la maison, celui de Gilbert. Les trois filles et le gamin regardent leur mère, sans savoir que faire. Evelyne va jusqu'à l'évier pour mouiller un gant de toilette et elle commence à tamponner le front de sa mère : — Maman, qu'est-ce que tu as ? Réponds-moi ! Rosine respire d'une manière bizarre, en gémissant un peu. Comme si elle était en train de se noyer. Au bout d'un quart d'heure, elle ouvre les yeux et regarde autour d'elle comme si elle sortait d'un rêve : — Papa va rentrer. Je l'ai vu. Tout va bien. Il va arriver dans quelques minutes. Les filles ne comprennent pas vraiment ce que cela veut dire. Cinq minutes plus tard, tout le monde entend la cIef tourner dans la serrure de la porte d'entrée. Gilbert Chassignon entre, trempé de pluie : — Excuse-moi, la mère. Nous avons eu un pépin à l'usine. Une courroie de transmission qui a cIaqué. Il a fallu réparer pour que l'équipe de nuit puisse prendre la suite... Rosine répond : — Oui, je sais, j'y suis allée. Même que Lonbillard est tombé assis par terre dans une flaque d'huile... Gilbert ne comprend pas : — Mais comment tu sais ça, toi ? — Je ne sais pas. J'ai perdu connaissance et je me suis mise à rêver. C'est comme si j'étais allée à l'usine. J'ai tout vu ! Gilbert reste silencieux. Il ne sait ce qu'il faut penser de cette histoire. D'autant plus que, dans les jours qui suivent, Rosine s'évanouit à nouveau. Et, à chaque fois, elle revient à elle pour annoncer qu'elle est allée quelque part, dans un lieu éloigné et qu'elle a assisté à une scène inattendue. Et, à chaque fois, vérification faite, il s'avère que Rosine a bien «vu» ce qui s'était passé loin de chez elle. Parfois à plus de cent cinquante kilomètres. Gilbert intervient : — On va aller voir le docteur Marolle. Lui saura peut-être ce qui t'arrive. J'aimerais pas trop que tu deviennes folle, la mère. (à suivre...)